Accueil Royal pour Placido Domingo à Versailles
Placido Domingo reçoit une ovation dès son entrée sur scène : de celles qui applaudissent d'emblée toute une carrière passée et un concert forcément événement à venir, mais de celles qui redoublent depuis les accusations portées contre lui (le public ayant fait le choix de venir applaudir l'artiste, en payant le prix élevé de ses concerts, ne se prive pas de le faire tandis que celles et ceux -y compris parmi des habitués des lieux- ne voulant pas venir, ne sont par définition pas venus).
La sensation pour le public présent est de fait des plus troublantes (ce qui démultiplie encore l'intensité du climat et la puissance des ovations), le programme véhiculant immanquablement toute une série de messages en écho au contexte. Même si certaines oreilles et certains yeux voudraient "seulement" se plonger dans la prestation impressionnante du chanteur, cette prestation repose en elle-même sur une puissante et constante adéquation entre les moyens vocaux et les caractères des personnages choisis. Ceci est une évidence décrivant le travail même de tout interprète, a fortiori d'un interprète avec 65 ans d'activité, mais c'est là que repose l'intensité si particulière de ce concert qui pourrait être qualifié de "sublime" dans le sens littéral du terme : ce sentiment d'admiration et de peur mêlées. Domingo chante en effet "Nemico della Patria", air de Gérard signant l’acte d’accusation mensonger contre Andrea Chénier, puis le père Germont venu sermonner la Traviata pour la convaincre mais qui finit touché par elle, avant "Ô vin dissipe la tristesse" (d'Hamlet) et enfin Le Comte du Trouvère puni par lui seul de ses actions criminelles.
Placido Domingo traduit les émotions multiples et contrastées de chaque air et même de chaque phrase, changeant même de placement vocal plusieurs fois en quelques notes. Cette grande diversité fait d'autant plus l'effet de sa richesse sur l'auditoire qu'elle permet de déployer ses appuis et son ampleur jusqu'au forte et au sommet de la tessiture, bras grand ouverts, main se levant sur la dernière note (le métier du chanteur lui permettant de ne pas perdre l'ancrage de la voix et du phrasé, même quand le vibrato se fait immense). Son français est plus difficile à comprendre que l'italien, en raison de ses accents (très toniques et nombreux, illustrant certes les élans de l'ivresse mais rendant la projection très irrégulière) et non pas de son accent (espagnol, léger).
Enfin, le chanteur lit beaucoup ses partitions mais ce défaut rend d'autant plus impressionnante la manière dont il déploie nonobstant l'expressivité de ses lignes et incarnations. Acclamé comme une légende vivante avant et après chaque morceau, il salue sous de puissants applaudissements à chaque entrée, et s'arrête même à mi-chemin à chaque sortie pour saluer derechef sous les bravi.
La soprano Jennifer Rowley que Placido Domingo accompagne en scène et installe d'un baise-main chante donc les duos, mais aussi des solos très applaudis. Des œillades de papillon et mimiques très démonstratives précèdent et ponctuent un chant bien plus expressif encore car bondissant avec une évidence lyrique, de ses graves affermis vers un médium intense (d'un ferme et souple métal quand nécessaire) et surtout jusqu'à son aigu scintillant, très vibré pour elle aussi mais avec grande fraîcheur. La robe bleue qu'elle revêt pour la seconde partie étincelle à chaque mouvement, comme la cascade de diamants de son timbre et la rivière de larmes qu'elle chante ("Pleurez, pleurez, mes yeux", air de Chimène dans Le Cid).
L'Orchestre de l'Opéra Royal, à l'image donc des lieux qui l'hébergent, pousse son travail toujours plus avant dans les époques et styles esthétiques (avec ce répertoire très romantique, italien et français) mais en conservant les qualités de son "ADN" baroque. La phalange renforcée de supplémentaires pour ce grand format investissant la scène de l'Opéra Royal conserve ainsi toutes ses qualités de finesse et d'élégance, sachant les déployer dans de grands phrasés mais en laissant de fait toute leur place aux solistes. Le contrepoint et les contre-chants sont particulièrement mis en avant, dans une délicatesse laissant d'autant mieux s'exprimer les cuivres claironnants, les percussions appliquées mais aussi la harpe précise. L'Orchestre trouve de surcroît une résonance particulière avec le style de Berlioz dans les élans du Carnaval romain, les mouvements fugués s'élançant en grandes dynamiques sous la baguette de Laurent Campellone. Les volants de la queue de pie du chef ne cessent de battre, témoignage de son investissement total et fougueux que viennent confirmer quelques expirations sonores.
En bis, Placido Domingo boucle la boucle de ses répertoires, passant de l'opéra à la zarzuela en entonnant "Amor, vida de mi vida" (Maravilla de Torroba) en un grand et intense sanglot lyrique et en ramenant ses mains au visage, avant que Jennifer Rowley ne revienne en Musetta piquante et tout autant lyrique. Les deux chantent ensuite (en allemand) le duo de La Veuve joyeuse à l'issue de cette heure exquise, et entament même une valse sous les applaudissements redoublés et des "wow" du public. Domingo après avoir tenu une dernière, puissante et longue note, distribue une à une aux femmes de l'orchestre les roses blanches du bouquet remis par le Directeur des lieux, Laurent Brunner.
Enfin l'ultime "bis" de la soirée est tout à fait spécial car il n'est pas musical mais pictural : dans le cadre du programme "Art et solidarité" (opération caritative dans le champ neurologique), le tout jeune peintre "Juanito" vient dévoiler et expliquer son tableau peint en hommage au "maestro". La toile dense représente le chanteur, élancé, devant un château doré, parmi des notes et des portées. L'enfant se munit alors de sa palette et peint directement la main de Domingo en bleu-schtroumpf et lui demande de parachever la toile en apposant cette main bleue sur un gros cœur du tableau comme pour le signer. Le public ému et admiratif rit ensuite de bon cœur lorsque le jeune peintre part en oubliant de tendre au chanteur la serviette faite pour s'essuyer la main. Mais même après avoir longuement frotté, Placido Domingo ne parvient pas à effacer la peinture, comme le public ne parviendrait sans doute pas (si tant est qu'il le voulût) à effacer le souvenir de ce concert.