Sleepless de Peter Eötvös à Genève : pois(s)on insomniaque
Inspiré de la Trilogie du célèbre romancier norvégien Jon Fosse et adapté par Mari Mezei, cet opéra-ballade Sleepless (Insomnie) du compositeur hongrois Peter Eötvös, créé au Staatsoper Unter den Linden de Berlin en novembre 2021 vient désormais à Genève présenter l’errance d’un couple, Alida et Asle, sur le point de devenir parents mais rejetés par tous, malgré le froid automnal qui souffle sur la Norvège. Si cette histoire fait penser à la fuite en Egypte (de Marie, Joseph et l’enfant Jésus), la petite famille norvégienne ne peut compter sur l’assistance divine. Asle, le père, se met alors à tuer chaque personne qui ne l'aide pas (ce qu’Alida fait semblant de ne pas voir) et il finira pendu, mais pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Face à ces individus marginaux, rejetés partout et par tous, coupables et victimes, le spectateur est confronté à la question de la responsabilité.
La mise en scène (du cinéaste hongrois Kornél Mundruczó) rappelle une autre histoire biblique, celle du prophète Jonas : mais le gros poisson au centre du plateau, loin de capturer les protagonistes, leur sert de refuge et ils ne voudraient pas le quitter. Le plateau tournant et un tapis roulant en front de scène visent à contrecarrer la pesanteur de ce drame, du destin des personnages et de ce grand décor ichtyen. Les lumières d’un blanc-bleu doucement ondulant (signées Felice Ross) aident surtout à transporter dans les rêves d’Alida, en complément de la musique un peu extatique durant ces moments, rehaussés par de la fumée et des nuages, le tout exigeant des interprètes une grande présence dramatique et vocale.
La jeune Alida interprétée par la soprano norvégienne et nicaraguayenne Victoria Randem offre un long monologue endurant et touchant. Sa voix gagne rapidement en largeur pour passer la fosse et faire entendre une certaine fraîcheur, avec un vibrato assez caressant. Son anglais est pour le plus souvent impeccable, le velours de ses médiums n’aidant toutefois pas à en distinguer certaines consonnes.
Asle est incarné par le ténor néerlandais Linard Vrielink, au timbre clair et agréablement chaleureux, volontairement un peu brusque pour dépeindre la nervosité de son personnage. Derrière une figure pudiquement désespérée et relativement attachante, point une intériorité sombre et fatalement dangereuse. Sa diction se fait toujours claire, lui donnant une présence équilibrée. Il est particulièrement alerte entre les parties lyriques, parlées chantées, parlées rythmées ou juste parlées, toujours avec aisance, voire évidence.
En alcoolique et indigne mère d’Alida, la mezzo-soprano Katharina Kammerloher offre un jeu scénique burlesque jusqu’à l’exagéré. Sa voix est à la fois tranchante et caressante, bénéficiant de la rondeur de son registre, mais s’emporte dans ce rôle alors qu’elle se recentre avec clarté en Sage-femme. La soprano Sarah Defrise interprète la Fille avec folie et séduction, aux limites elle aussi de la caricature mais ainsi proche de son personnage, en somme vulgaire. Ses rires, minutieusement notés, sont précis et même virtuoses avec des élans vers les aigus charmants. Son timbre l’est également, souple et riche d’une certaine brillance. La Vieille femme bénéficie de la présence d’Hanna Schwarz qui joue des sautes mélodiques et d’humeurs, d’un timbre éraillé et d’un vibrato serré mais n’en restant pas moins sonore.
L’Aubergiste, aussi aviné que les marins qu’il sert, est chanté par la basse tchèque Jan Martiník. Ses phrasés sont tournoyants comme ceux des trombones qui l’accompagnent, avec un même timbre rond et cuivré. Le baryton islandais Tómas Tómasson prête sa voix ample à l’Homme en noir, également bien saoul mais inspirant néanmoins une certaine crainte, par son timbre obscur (d’autant qu’il incarne son personnage avec conviction et de l’autorité). Le Marin est incarné par le baryton allemand Roman Trekel, agréablement présent par sa voix boisée et homogène. Son personnage est complice avec le joaillier (le ténor sudafricain Siyabonga Maqungo, porté par son articulation de l’anglais sur une ligne vocale fluide et naturelle, comme la clarté de son timbre). Enfin, le baryton finlandais Arttu Kataja chante le rôle d’Asleik, ami d’enfance d’Alida qui la prend sous son aile avec l’enfant après l’exécution d’Asle. Pourvu d’un organe vocal musclé et sûr, sa présence se fait profonde, chaude et rassurante.
Les marins sont chantés par six solistes masculins du Staatsoper, avec chacun leur identité vocale (furtivement identifiable lors d’interventions isolées), gardant néanmoins leur équilibre dans les ensembles. De manière contrastée, le sextuor vocal féminin, disposé de part et d’autre de la scène depuis des fenêtres à peine visibles, offre des moments hors du temps avec un effet spatial efficient. A cause de leur séparation par une grande distance, quelques micro-décalages peuvent se faire entendre mais la direction musicale de Peter Eötvös reste vigilante et précise. Sous ses gestes, l’Orchestre de la Suisse Romande interprète sa musique transparente, toujours très éloquente et souvent très imagée : à l’image des mélodies vocales suivant naturellement la prosodie du texte et à l’unisson du style de Jon Fosse. Quelques traits de musiques norvégiennes au violon solo séduisent les oreilles lors d’épisodes aux teintes folkloriques mais dans le contexte de couleurs modales franches et d’une structure extrêmement construite. Les atmosphères de chaque scène sont dépeintes avec pertinence pour l’oreille mais sans grand élan de puissance dramatique : sans une certaine tension harmonique qui aurait caractérisé davantage la psychologie tourmentée des personnages.
La partition est toutefois portée par un grand travail rythmique, ménageant savamment ses accélérations ou au contraire ses suspensions : une dynamique qui mène jusqu’aux saluts finaux durant lesquels le public genevois reconnaissant applaudit avec chaleur le chef / compositeur ainsi que toute l’équipe artistique.