Wozzeck triste chômeur par Simon Stone à l'Opéra d'État de Vienne
Simon Stone abandonne le cadre du monde militaire de ce drame au profit d'un plateau tournant, transformé en toute efficacité par l'équipe technique d'une scène à l'autre et presque constamment. Le décor présente ainsi successivement l'appartement typique et modeste de Wozzeck et Marie, un couloir de pôle emploi, un Würstelstand (vendeur de saucisse, un équivalent outre-Rhin du kebab qui était dans sa mise en scène de Traviata), une salle de fitness blafarde, la voie du métro Simmering (quartier industriel à Vienne où sont gérés les déchets) et enfin un terrain vague en marge de la ville où se déroule la sombre fin du drame. Les décors et l'éclairage hyperréalistes (respectivement de Bob Cousins et de James Farncombe) captent l'insoutenable banalité de ce monde qui déshumanise ses protagonistes (l'enchaînement incessant de tableaux et de petits moments de stimulations fragmentaires et épisodiques laissent encore moins de place aux personnages pour se construire).
La production bâtit en fait son lien au drame autour d'un point d'orgue émotionnel et scénographique (un élément clair et englobant) : l'obsession de Wozzeck représentée par une grande transformation de l'intégralité du plateau, qui devient la chambre à coucher hantée par l'infidélité de Marie avec le Tambourmajor.
Christian Gerhaher incarne Wozzeck dans sa mélancolie et son renoncement face à ses désirs perdus : en cohérence avec cette vision du personnage vivotant de petits boulots. Son timbre velouté caractéristique n'en fait pas moins remarquer sa profondeur, tandis que son phrasé mélodieux rappelle qu'il est un chanteur de Lieder. Il saisit toutefois sans hésiter le potentiel dramatique de la voix, caressant et abattu dans le désespoir, rauque et strident dans la frustration. Les montées convaincues et réfléchies forment tantôt une gradation, tantôt les éruptions abruptes d'émotions orageuses. Le chant est ainsi entièrement mis au service de l'incarnation du personnage et de l'interprétation de sa profondeur psychologique, s'offrant à la fois comme le moteur et le fil rouge de cette mise en scène.
Anja Kampe chante et incarne Marie avec aisance et maîtrise. Son timbre dense et éclatant, familier déjà de grands rôles wagnériens, est valorisé dans la multitude de ses couleurs et dans la rencontre entre l'opéra et le théâtre. Le registre haut frappe comme un éclair, fier et imposant, en contraste avec le soyeux renoncement de Wozzeck et en complément avec la ferveur ivre du Tambourmajor. Les descentes et les ondulations entre les registres sont solides, traduisant la colère frustrée et les élans passionnés. Le registre grave, pesant et rauque, condense la violence étouffée avec des ombres qui anticipent sa fin tragique.
Sean Panikkar (Tambourmajor, ici un policier viennois et pas vedette de défilé), réunit des caractères contradictoires dans son interprétation : charmant, badin et séduisant, mais aussi blasé et grossier. La clarté de son timbre a un plein potentiel héroïque, mais habilement dirigé vers l'aspect comique pour épaissir la légèreté et la force physique du Major (d'autant plus antithèse de Wozzeck). La résonance chaleureuse et ronde du timbre se laisse remarquer dans les transitions entre les registres, comme dans les sommets qu'il achève avec une grand maîtrise des nuances et du souffle.
Jörg Schneider interprète plus l'aspect comique du capitaine que son caractère d'exploiteur abusif (ce qui convient tout à fait à son timbre rond et léger). Les transitions entre les registres sont assurées avec aisance mais la puissance manque parfois dans les montées. C'est surtout son articulation qui fait vivre le personnage, par de nettes syncopes rythmiques sur le plan vocal et par ses gestes abrupts sur le plan scénique, déterminant. Son acolyte le médecin (Dmitry Belosselskiy) contrecarre le comique du capitaine, par son timbre profond et résonant, plus sombre même que celui de Wozzeck, et par la lourdeur de ses gestes.
Les personnages secondaires sont également solides, notamment Peter Kellner (le premier apprenti dont le timbre sombre résonne sur une texture riche et une articulation nette) et Stefan Astakhov (le deuxième apprenti contrastant par la légèreté dense et chaleureuse du timbre avec autant de précision). Josh Lovell (Andres sensible, efficace et précis) et Thomas Ebenstein (l'idiot assuré et moqueur dans ses montées abruptes) ont tous les deux un timbre éclatant et expressif, complémentant la présence de Wozzeck avec dynamisme. Christina Bock (Margret) maximise sa brève présence par le caractère de son timbre, dont le velouté est transpercé dans une efficace surprise par le registre haut, renforçant encore les dynamiques pressantes qui annoncent le dénouement. Le chœur des chasseurs contribue aux élans de l'ensemble avec énergie et unité, saisissant l'ambiance bestiale.
La direction raffinée de Philippe Jordan vise au maximum à saisir les dynamiques de la masse sonore, sculptant et combinant des épisodes dramatiques. Dans ce même esprit, la netteté des textures est mise au service des couleurs et d'un fondu global. Quoique ce flux se distende parfois dans les passages lents et méditatifs par un trop grand souci du détail, la force et la clarté d'intention sont reconquises dans les montées en intensité notamment sur le grave des cuivres (mais dont le tranchant et les échos tonitruant noient parfois les chanteurs).
Les puissants efforts des musiciens et la performance des chanteurs leur valent des vagues d'applaudissements enthousiastes de la part du public.