A Quiet Place : Bernstein entre en grandes pompes funèbres à l'Opéra de Paris
Leonard Bernstein, dont la musique avait servi pour deux ballets de Jerome Robbins (Fancy Free et West Side Story Suite) à l'Opéra de Paris, débute au répertoire lyrique de cette maison par la fin : sa dernière œuvre scénique, qui met en scène la mort d'une ancienne héroïne du quotidien, et ses conséquences. Cette création française d'A Quiet Place marque même un quatrième temps majeur pour cette œuvre. A Quiet Place a d'abord été créé en 1983 en diptyque après Trouble in Tahiti (1952) et pour cause : ces deux histoires se suivent (l'héroïne de Trouble in Tahiti, Dinah, meurt au début d'A Quiet Place qui montre les conséquences de ce drame sur sa famille, à commencer par la scène de cérémonie funéraire). Dès 1986, Leonard Bernstein et son librettiste Stephen Wadsworth bouleversent la structure de l'œuvre (initialement en un acte avec très grand orchestre), en intégrant Trouble in Tahiti comme un flash-back dans A Quiet Place (le tout en trois actes). Kent Nagano fait ensuite le lien entre les deux moments précédents et suivants : en 2013, suivant les volontés de Bernstein avec lequel il avait travaillé et qui envisageait d'autres versions/arrangements possibles de cette œuvre, le chef crée sa commande passée à Garth Edwin Sunderland d'une version chambriste et c'est ce dernier qui signe également une nouvelle version inaugurée ce soir. Le livret se dispense à nouveau du flash-back (sans inclure donc Trouble in Tahiti, et cette fois pas même en début de soirée) et la partition est à nouveau adaptée pour grand orchestre, dans cette nouvelle version voulue par Alexander Neef pour sa première programmation en tant que Directeur de l'Opéra de Paris.
Kent Nagano dirige donc, pour cette version inédite, l'Orchestre maison, et avec une maîtrise chirurgicale permettant d'apprécier la partition dans les moindres détails de son swing méticuleux. La précision de la justesse et des rythmes soutient aussi pleinement le lyrisme que déploie chaque instrumentiste, chaque pupitre, et la fosse réunie en tutti. Malheureusement, le clavecin est ici relégué en loge (alors qu'il n'est pas du tout employé comme pour les opéras baroques, mais en vue de se mêler aux autres instruments avec la richesse des jeux de timbre : en fosse donc) et les cuivres finissent par fatiguer, faisant glisser la justesse vers le bas.
Les solistes manquent hélas de volume et de projection (alors que la scénographie offre plusieurs cages de résonance aux voix), empêchant à ce plateau de déployer les accents pourtant aussi toniques qu'indispensables à cette musique. Toutefois, l'investissement constant des interprètes et leur application dans le travail de l'articulation et de la justesse laisse légitimement espérer qu'ils gagneront en aisance (donc en volume) au fil des représentations de cette œuvre rare et aussi enthousiasmante que complexe.
Le rôle de Sam obtient néanmoins le puissant investissement scénique de Russell Braun dans ses deux immenses numéros. Le veuf de Dinah emmène ainsi avec l'énergie du désespoir la fin du premier acte et le début du deuxième acte montrant alors des accents vigoureux et un phrasé tonique, le larmoyant renforçant le lyrisme.
Patricia Petibon s'étant retirée de la production (mais elle chantait la veille de la première sur France 2 pour le concert "Unis pour l'Ukraine"), elle est ici remplacée dans le rôle de Dede par Claudia Boyle. La voix est très agile mais peu sonore (d'autant qu'elle entrouvre souvent à peine la bouche et a quelques mouvements de recul du menton dans les phrasés).
Junior (son frère, fils de Sam et Dinah) apporte la touche de folie à la mise en scène, exactement comme sa partition apporte la couleur des numéros dans le style de Broadway (Warlikowski, après un début respectant les rituels des funérailles, fait entrer ce personnage habillé en cow-boy rose et violet). Gordon Bintner est pleinement investi dans le caractère (jusqu'au numéro de strip-tease devant le cercueil), mais manque de projection et de matière. Il finit toutefois par gagner en volume, porté par un grand crescendo orchestral (montrant qu'il sait chevaucher la monture instrumentale sans se faire renverser : il dévoile alors le lyrisme de son soutien et confirme la qualité de son placement). Tandis que la mère revient comme un fantôme (incarné par l'actrice Johanna Wokalek), le cow-boy est pour sa part montré alternativement adulte et joué par un enfant (la mise en scène reprenant ainsi l'esprit du flash-back de Trouble in Tahiti, mais insistant surtout sur le retour à l'enfance des protagonistes désemparés par la mort de la mère).
Le ténor canadien francophone Frédéric Antoun incarne le personnage du canadien francophone François. Il déploie sa voix dans de grandes déclarations d'amour (ancien amant de Junior, son personnage est devenu l'époux de Dede), mais la voix finit par fatiguer et se tendre dans l'aigu (il est alors couvert par l'orchestre). Frédéric Antoun et le baryton Régis Mengus (Bill, frère de Dinah) sont très ressemblants dans cette mise en scène qui les rapproche beaucoup, ce dernier montrant aussi de ce fait son appétence et sa capacité à monter dans des aigus soutenus.
Le Directeur funéraire est campé par Colin Judson avec une solennité seyante pour ses fonctions, mais qu'il quitte hélas par nécessité vocale pour lancer ses aigus. Toutefois, la partition réduisant nettement les dimensions de l'accompagnement pour ses récits et quelques solos, le ténor britannique peut alors affiner ses phrasés et son timbre caractérisé. Susie (Hélène Schneiderman) est encore moins sonore mais davantage vibrée, notamment dans les passages éplorés. Loïc Félix tire son épingle vocale du jeu dans le rôle du Psychanalyste (le troisième personnage faisant le lien entre A Quiet Place et Trouble in Tahiti où il est déjà présent quoiqu'invisible, avec Sam et Dinah). Le ténor français passe la fosse et les ensembles avec son soutien vocal, son timbre clair et ses appuis claironnants.
Emanuela Pascu (ancienne membre de l'Académie maison et qui participait déjà à Garnier en 2016 à Iphigénie en Tauride par Warlikowski) est très appliquée en femme du Docteur, sur son rythme et son phrasé (davantage que pour sa projection) alors qu'elle remplace Rachael Wilson initialement prévue. En Docteur, Jean-Luc Ballestra laisse entendre un grave timbré.
Le quatuor de proches endeuillés est formé par quatre artistes de l'Académie maison, ce qui se ressent dans la grande homogénéité et richesse du résultat vocal : la soprano Marianne Croux d'un aigu vibrant, la mezzo Ramya Roy avec le grand soutien de son grave sombre, le ténor Kiup Lee par ses aigus très placés, ainsi que le baryton-basse Niall Anderson avec son ample timbre.
Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczęśniak offrent à nouveau en cette occasion une nouvelle production à l'Opéra national de Paris, et pour un opus résonnant tout particulièrement avec leur esthétique (aussi bien dans le message que le visuel). Le metteur en scène s'appuie sur tout l'esprit grinçant de cet opéra, où cette famille percutée de plein fouet par le deuil représente une société tout entière dont le vernis de bienséance explose alors, faisant surgir les reproches et sarcasmes. Les costumes et décors qu'affectionne tout particulièrement Krzysztof Warlikowski et que confectionne Małgorzata Szczęśniak (même pour des œuvres d'époques bien différentes) tombent ici à pic car ils correspondent à l'époque de Bernstein. Le metteur en scène multiplie de surcroît les références cinématographiques (autre marque de sa fabrique), notamment les références à Hitchcock : Psychose pour l'accident de voiture, et surtout Vertigo en faisant revenir l'aimée disparue (ici incarnée par l'actrice Johanna Wokalek) dans cet univers quadrillé par les motifs géométriques du papier peint et la couleur verte. Le plateau est une grande chambre funéraire aux parois de verre fumé (l'accident de voiture et l'incinération encadrant le premier acte sont montrés en vidéos d'animation 3D signées Kamil Polak). Les deux chambres des actes suivants sont deux grands cubes mobiles s'extrayant des parois de part et d'autre (tout le drame reste ainsi symboliquement au milieu du deuil). La mise en abyme se poursuit même, avec une autre boite : un poste de télévision dans une de ces chambres retransmet une leçon de musique de Leonard Bernstein.
L'ensemble des artistes est très chaleureusement applaudi, y compris le librettiste Stephen Wadsworth et Garth Edwin Sunderland (qui signe l'adaptation du livret et de l'orchestration), tous deux venant saluer ensemble après les solistes, le chef et l'équipe de mise en scène.