Poppée oubliée : l'Académie de l'Opéra de Paris à l'Athénée
Bien des versions différentes existent pour la plupart des opéras, que des coupes ou parfois des ajouts ou des alternatives aient été choisies ou imposées par des interprètes, des théâtres, les librettistes ou les compositeurs eux-mêmes. Mais si des exemples du répertoire sont emblématiques de choix irrésolus (Les Contes d'Hoffmann ou Lulu par exemple), ce fait est probablement encore plus édifiant pour le catalogue de Monteverdi, parce qu'il est le premier génie incontesté du genre et parce que l'essentiel de son catalogue lyrique est perdu, ne laissant que trois opéras aux sources diverses.
Cette nouvelle production parisienne revient ici justement à une mythique version de Paris du Couronnement de Poppée, surnommée "Il Nerone" qui aurait été donnée en 1647 en raison du retard pris par L'Orfeo de Rossi (attendu par Mazarin) dans un petit théâtre sans machine. D'où le choix, pour cette résurrection, des théâtres à l'italienne que sont l'Athénée et le Grand Théâtre de Dijon, mais aussi le choix d'une mise en scène minimale signée Alain Françon -avec la collaboration de l'académicienne Nounée Garibian- et le choix des artistes de l'Académie de l'Opéra de Paris ("rappelant le fonctionnement des musiciens vénitiens de l'époque qui comme eux étaient en troupe" argue Vincent Dumestre, même si le Directeur de l'Opéra de Paris Alexandre Neef rappelait les différences entre troupe et Académie). Au final, cette version s'appuyant sur un scénario distribué à l'époque au public et une autre représentation donnée ultérieurement par la même troupe vénitienne à Paris, propose un spectacle légèrement adapté, concentré et raccourci à 3h avec entracte. La version, plus que reconnaissable, annonce notamment ôter les divinités (pour suivre la logique de revenir à un théâtre sans les machines qui animaient leurs impressionnantes apparitions), mais doit néanmoins conserver Amour et Mercure pour l'intrigue. Certes, le légendaire finale de l'œuvre (le duo "Pur ti miro") est ôté, mais il est depuis longtemps admis qu'il n'est pas de la main de Monteverdi, et Vincent Dumestre en reprend ici la musique pour un duo qui avait été retiré au milieu du deuxième acte ("Pur ti miro" devenant très facilement "Partiamo").
Le Poème Harmonique revient aussi en fosse à la version parisienne, celle d'un petit ensemble chambriste d'une dizaine d'instrumentistes mais cet effectif n'empêche nullement la diversité, au contraire. Hélas si cette diversité est une richesse pour les rythmes de danses emportés, elle outrepasse sur le plan de la justesse et des jeux tout ce que peut être la relativité du diapason baroque et la fougue d'attaques bruitistes. La fosse cherche longuement avant le début du spectacle, pendant la première partie et après l'entracte, un accordage qu'elle ne trouvera jamais. Or, sans justesse et consonances, la musique de Monteverdi est privée de ce qui est sans doute son outil le plus expressif (et signifiant) : les frottements des dissonances. L'instabilité est non seulement celle de la justesse mais aussi des choix d'instrumentation qui changent constamment, passant de petits effectifs à des tutti bousculés, le tout sur une contrebasse qui court après le tempo avec des pizz de jazz.
Alain Françon propose essentiellement une mise en espace, les interprètes restant fort peu mobiles et face public (les quelques rôles bouffons devant alors s'agiter d'autant plus par contrastes). Leurs caractères reposent sur les costumes de Marie La Rocca, très lisibles au premier degré. Un rideau doré est tiré d'un côté ou de l'autre pour dévoiler un fond de scène principalement neutre, ou un arbre impressionniste, derrière quelques accessoires (un buste impérial, des livres et un écritoire pour le philosophe, le portrait de Poppaea Sabina par l'école de Fontainebleau, un fauteuil-baignoire vert).
Les jeunes artistes de l'Académie et quelques invités ne trouvent donc pas ici de quoi travailler leur incarnation d'acteur, restant pris entre des gestes théâtraux très effacés ou exagérés, et il en va de même pour leurs voix, à commencer par Néron et Poppée. En Néron, Fernando Escalona dans un costume brodé d'or privilégie les étincelles du pépiement amoureux, délaissant les passions impériales, amoureuses et martiales. Lorsque son personnage doit cependant se mettre en colère, la voix du contre-ténor s'essouffle et plafonne, continuant de bouger dans les courtes tenues mais montrant qu'il sait projeter des accents dans l'aigu.
Marine Chagnon a une voix effacée en future impératrice, d'autant qu'elle avance très vite sur ces mélodies pourtant si belles de Poppée (sans qu'il soit possible de déterminer s'il s'agit d'un choix de la fosse ou bien en raison de son vibrato rapide).
L'Arnalta de Léo Fernique cherche à assumer toute la bouffonnerie de l'œuvre et de la production par le contraste entre son strict tailleur et sa voix éclatant vers les aigus (le reste des phrasés manquant d'autant de matière). Lucie Peyramaure est d'abord une Octavie distante et lointaine, mais sa voix parait d'autant plus ronde par contraste lorsque ses accents surgissent dans l'aigu. La Nourrice (ici clone de Super Nanny) a la voix de Lise Nougier, très placée et pincée dans l'aigu, très phrasée et appliquée lui permettant de chanter également la Vertu en s'imposant pour avertir Sénèque avec l'application d'un grand vibrato.
Ottone a la voix de Léopold Gilloots-Laforge, au timbre délicat mais dont les consonnes très estompées lui demandent de surgir par des accents refluant immédiatement. La palette expressive du contre-ténor est d'autant plus amoindrie que ses phrasés sont tous identiques, sauf lorsqu'il plonge vers le grave.
Martina Russomanno offre tout son dynamisme en Fortuna (à l'imperméable doré) et en Drusilla. D'autant que ce second rôle lui permet de passer littéralement en deux mesures des rires aux larmes avec intensité mais aussi la constance du phrasé.
Alejandro Baliñas Vieites assume le rôle du philosophe Sénèque et la seule voix grave de la distribution. Il doit certes grossir un peu le chant dans les profondeurs de l'ambitus mais atteint ainsi toutes les notes, tout en sachant reprendre en intensité vibrante dans le médium et le soutien des vocalises appliquées.
Kseniia Proshina incarne avec une aisance piquante l'Amour tout en rose (des chaussures aux cheveux) et le Valet en groom d'hôtel bouillonnant de caractère -moins vocalement- face au philosophe.
Les soldats ici en gardes fascistes permettent néanmoins à Thomas Ricart de déployer un caractère brusque avec soutien et phrasé (mais très serré dans l'aigu), tandis que Léo Vermot-Desroches laisse percer, avec son volume lyrique, un petit chuintement des consonnes apportant un relief comique. Enfin Yiorgo Ioannou (multipliant lui aussi les rôles comme il est de coutume pour les comprimari de ces œuvres) soutient modérément les ensembles mais campe les caractères protocolaires.
Le public ne cache pas son enthousiasme, pas davantage que ses visages en ce troisième soir où le masque n'est plus obligatoire (dans ces lieux soumis au pass vaccinal).