Master classe à l’Opéra de Montpellier : les talents réunis de Philippe Jaroussky
Philippe Jaroussky est un habitué de cet exercice particulier qu’est la master classe : entre concert et cours, en face-à-face avec l’étudiant et en dialogue avec le public, qu’il questionne sur le résultat des conseils prodigués. Il les présente, de manière pragmatique, comme des solutions à tenter, à la fois générales et spécifiques aux problèmes rencontrés par chaque candidat.
L’apport de la master classe se veut concret, tangible et double : l’élève intègre en temps réel d’infimes changements mais qui changent tout : le public en perçoit les effets immédiats. Les deux principes essentiels sur lesquels le maestro opère, depuis la singularité de chaque soliste, sont la justesse de la posture et le contrôle du débit d’air, qui permettent d’aplanir les difficultés et de mettre les notes à leur juste place. À cette fin, le professeur écoute et regarde l’élève avec une attention pénétrante, en s’oubliant quasiment pour entrer dans sa fabrique musicale. Il déploie tout une panoplie de gestes physiques, une pantomime à la fois amusante et opérante, qui fait mouche sur l’élève et sur l’auditoire : mordre dans une pomme en mettant son poing au niveau de la mâchoire supérieure, tenir haut les bras en équerre de part et d’autre de la tête, se pencher jusqu’au sol et se relever en faisant jaillir le sternum, mimer le déplacement du son vers l’arrière-gorge tout en pointant le plancher depuis un index souverain,... Aller chercher telle note dans le grave ou dans l’aigu, sans déperdition inutile d’énergie, de souffle et d’homogénéité relève d’un principe général, que l’interprète Jaroussky a pu appliquer à lui-même. Il révèle en outre un talent d’imitateur irrésistible (et toujours bienveillant), pour le plus grand plaisir du public et l’intérêt du chanteur qui prend ainsi conscience des tics inutiles qui viennent lester son art. Il ne donne quasiment jamais d’exemple véritablement chanté : l’élève ne doit pas imiter le maître, mais se questionner sur ses ressentis physiques, notamment lors des passages difficiles. L’enjeu n’est pas non plus ici de présenter une contextualisation documentée des œuvres, mais de travailler le corps et la voix, du parlé au chanté, du note à note au phrasé, de l’exécution à l’interprétation.
La mezzo-soprano Julie Nemer ouvre le bal avec “Armatae face” (air de la Juditha triumphans de Vivaldi). Elle montre une énergie rythmique et un timbre au fruit prometteur. Les conseils du maestro portent sur l’élan, l’anticipation nécessaire, comme celle d’« un premier violon qui dirige sa phalange », qu’elle doit conférer à son attaque. Le geste de croquer une pomme avec le poing permet à la chanteuse de tenir sa tête légèrement en arrière, de rehausser le maxillaire et de placer sa voix plus haut. Elle obtient ainsi un “a” plus brillant, localisé dans la « chapelle du fond de sa gorge ». La « maîtrise du débit d’air », essentielle dans les vocalises baroques, est obtenue par un chant bouche fermée, porteur d’horizontalité et d’équilibre. Un travail sur les consonnes, alors que Jaroussky slame les paroles de l’air, permet de « Bartoliser le propos », soit d’obtenir une articulation plus motrice.
Le timbre et la présence scénique d’Anouk Defontenay sont différents de sa camarade, tandis qu’elle confère à l’air “J’ai perdu mon Eurydice” de Gluck une ligne de chant stylée et sonore. Le travail porte sur la construction rationnelle d’une ligne vocale qui restitue la rhétorique d’un discours profondément subjectif ainsi qu’une prosodie française aux accents toniques significatifs. À l’aide d’une gestuelle où les deux mains levées feraient rebondir le son d’une paume à l’autre, il aide son élève à construire son espace et à lui conférer plus d’ampleur. Il complimente la chanteuse sur sa manière d’aborder le son, qui révèle sa vulnérabilité. Mais il l’incite cependant à maîtriser son débit d’air, à « tirer un arc » homogène, et appréhender, en les anticipant, les débuts de phrase : « être là avant, pour mieux incarner la note ». Julie Nemer avait poursuivi avec Rosine, Anouk Defontenay déploie pour sa part son aisance en Grande-Duchesse de Gérolstein (quoiqu’il lui faille davantage chercher les graves, sans assombrir). L’économie de moyen est l’un des conseils essentiels que donne le maestro, dans le temps réduit dont il dispose.
Philippe Jaroussky, habitué des honneurs de la cérémonie, informe ou rappelle au public que la mezzo-soprano suivante, Eugénie Joneau est nommée cette année dans la catégorie Révélation aux Victoires de la Musique Classique (notre grande interview à cette occasion). La longueur de souffle, le legato et le soutien s’expriment dans l’air extrait de Sapho “Ô ma lyre immortelle” (Gounod). Un triple travail sur la couleur des voyelles (à commencer par le “ô”), sur le doublement des consonnes de ce dernier vocable, et sur l’homogénéité de la ligne dont le vibrato ne doit pas être intempestif, est effectué en détail. “Parto, parto” (La Clémence de Titus) est l’objet d’un travail sur l’amorce du chant. Toujours délicate chez les chanteurs, elle gagne à être anticipée avec naturel, sans outrage, selon le principe de simplification : « une note par une note ». La musique s’écoule, lumineuse, claire, fulgurante, et échappe ainsi « au syndrome du moteur diesel ».
L’arrivée du ténor Qingyue Yang est malicieusement soulignée par le contre-ténor Philippe Jaroussky qui plaisante sur sa propre tessiture : « enfin, un homme, et un vrai ! ». Dans le Lied d’Ossian (du Werther de Massenet), sa couleur mélancolique contraste avec la déclamation heurtée de ses aigus. Des solutions sont apportées, à l’aide d’autres exercices gestuels : un pied appuyé sur une chaise, afin que le haut du corps bénéficie du soutien du genou. « Les ténors, c’est ceux que je torture le plus ! » plaisante le maestro, qui confirme, si cela était encore nécessaire, qu’« il faut aller chercher le corporel ». “Che gelida manina” (La Bohème de Puccini), est l’occasion de proposer une dernière posture, qui ressemble à celle du squat propre au fitness. Les jambes sont ancrées dans le sol, un fil invisible attire la nuque vers le haut, tandis que les bras, réunis à l’avant, forment un cercle. C’est dans la réunion des deux mains que doit être placée la voix : « ta voix est là ! ».
Les applaudissements nourris du public de la Salle Molière à l'Opéra Comédie sont destinés au ténor, aux mezzo-sopranos, à la vaillante et subtile pianiste Anne-Lise Dodelier, et comme en bouquet final, à Philippe Jaroussky. Une fois seul sur la scène, il confie alors au public le principe, quasiment éthique, qui sous-tend son engagement pédagogique et fonde son Académie à La Seine Musicale : amener le chanteur à prendre le risque de la sincérité, de la vulnérabilité, et à ne pas se protéger derrière la démonstration de force communément associée à l’art lyrique.