Cosi fan tutte au Louvre-Dijon, muses amusées au musée
Arrivé en janvier 2021 à la tête de l'Opéra de Dijon (lire notre récent entretien), Dominique Pitoiset commence à imprimer sa patte sur la maison lyrique bourguignonne. Et ce Cosi fan tutte dont il assure lui-même la mise en scène à l'auditorium en est une concrète manifestation. Certes, la transposition de l'œuvre dans l’ère contemporaine relève d’une démarche désormais courante, mais elle trouve ici un relief tout particulier. Le spectateur est effet plongé au cœur du musée du Louvre, où se tient une exposition consacrée à Nicolas Poussin en l’espèce plus vraie que nature : avec la bénédiction de la Réunion des Musées Nationaux, Dominique Pitoiset a pu obtenir de reproduire six des tableaux du maître du classicisme, parmi lesquels La Danse de la vie humaine, Les Bergers d'Arcadie ou encore Le Christ et la femme adultère. C’est justement cette dernière œuvre qui constitue la toile de fond d’une action qui consiste en une visite de groupe dont Don Alfonso est le guide, et Despina la gardienne de salle. Les deux couples d’amoureux jouent eux les touristes de passage, bientôt détournés des œuvres picturales pour être gagnés par le tourment.
Avec ce postulat néo-moderne, où les costumes de Nadia Fabrizio correspondent plutôt à la mode d’aujourd’hui (seule la veste de velours vert kaki de Don Alfonso se démarque, lui qui joue de la même matière pour tirer les ficelles de l’intrigue), et où les masques chirurgicaux font office de moustaches, le metteur en scène entend ainsi faire de ce Cosi une comédie des sentiments très actuelle dont le dénouement est au fond connu à l’avance. Les personnages sur scène, solistes comme choristes, viennent ainsi en quelque sorte incarner les instants qui précèdent la scène figée par le tableau de Poussin, où la femme adultère garde la vie sauve après que la fameuse Sainte Parole fut prononcée : “Que celui-ci qui n’a jamais pêché lui jette la première pierre”. Et, parce que les chœurs portent alors des étoffes aux couleurs identiques à celles des Pharisiens entourant la femme adultère, une correspondance visuelle s’établit, à l’heure des révélations, entre la scène et le tableau, conférant une tournure fort pertinente à cette mise en scène qui redonne en fait vie et corps à une toile figée depuis bientôt quatre siècles. Voilà qui est clair et lisible pour une scénographie relativement fixe par ailleurs, et qui permet de se concentrer sur les voix. Restent ces messages qui, à l’acte II, sont affichés sur les tableaux (“Silence = violence”, “Non c’est non”), évoquant les violences conjugales, dont le lien avec les relations adultères laisse interrogateur.
La Fiordiligi d’Andreea Soare incarne la vertu par l'investissement dramatique et la générosité vocale de la soprano roumaine. Ample et épanouie sur toute la tessiture, sonore sans paraître forcée, la voix tisse une ligne de chant d’une exquise noblesse, servant la virtuosité mozartienne. Le “Come scoglio”, vibrant et déterminé, est un retentissant hymne à la fidélité. Quant au “Per Pieta”, par son attendrissante expressivité, il constitue un point culminant sur l’échelle des émotions (et le public ne s’y trompe pas, qui couronne l’air et son interprète de chaleureux applaudissements). En Dorabella, Fiona McGown donne davantage dans la légèreté, bien plus prompte à céder à l’appel de l’inconstance. Sa voix chantante aux guillerettes intonations colle pleinement à l’incarnation d’une candeur certaine. Sans avoir un mezzo excessivement sonore, en tout cas dans ce grand Auditorium, la Despina d’Andrea Hill n’en reste pas moins agréable, avec un medium particulièrement solide. Et le public rit souvent devant ce personnage prenant un malin plaisir à vanter les mérites de l’infidélité.
Le charismatique Don Alfonso de David Bizic prête souvent à rire, lui aussi, dans sa farouche volonté de démontrer que “Cosi fan tutte” (ainsi font-elles toutes). L'émission de la voix est comme le jeu de scène, emplis d’une assurance et d’une palette de couleurs où les teintes fourbes et railleuses comptent parmi les plus sollicitées. Pendant de sa Dorabella à qui il jure longtemps de rester fidèle, le ténor polonais Maciej Kwaśnikowski est un Ferrando plein de légèreté et de candeur, s’exprimant avec une voix suave. Sa nitescence déploie une force expressive dans le touchant “Un'aura amorosa”. Enfin, dans un registre plus impétueux et séducteur, Timothée Varon expose en Guglielmo un baryton au relief sonore émis avec une certaine prestance, propre effectivement à charmer ces damoiselles.
Accompagnant ces solistes qui s’illustrent tant individuellement que dans les multiples ensembles vocaux, l’Orchestre Dijon Bourgogne est conduit par Guillaume Tourniaire. Le chef joue davantage la carte de l’expressivité et de la virtuosité que celle de l’allant et du con fuoco à tout va, même si le rythme reste globalement vif. L’esprit musical de l'œuvre ne trouve pas à s’en plaindre, et fait aisément pardonner quelques hésitations aux cuivres tant la performance globale de la phalange bourguignonne est tenue. Quant au Chœur de l’Opéra de Dijon, il est tout aussi efficace en sonorité et en musicalité, répondant aux solistes sans outrepasser ses fonctions ni rester en retrait. Ainsi, musiciens comme solistes contribuent-ils tous à cette production de Cosi certes muséale, mais loin d’être rébarbative ou poussiéreuse, et accueillie comme il se doit par l'auditoire.