3, 2, 1 : top départ pour Les Noces de Figaro à Garnier
Netia Jones note que le XVIIIème siècle, qui a vu naître le Mariage de Figaro de Beaumarchais et son descendant opératique de Mozart, est aussi celui qui a vu le développement du théâtre, de ses décors en trois dimensions, et par conséquent de la fascination pour les coulisses. C’est donc logiquement dans les murs d’un opéra qu’elle place l’action de ces Noces. Des projections évoquent les modélisations de décors par informatique, les décomptes avant les effets techniques, bref, tout le travail invisible nécessaire à la création et à l’interprétation d’un spectacle (mais aussi des extraits de la pièce de théâtre, ou encore des ombres commentant l'action). Elle retrouve d’ailleurs dans ce "petit monde" lyrique une "hiérarchie patriarcale" propice à sa réinvention de l’œuvre : Susanna et Figaro sont respectivement couturière et perruquier, tandis que les Almaviva sont un couple de chanteurs, Barbarina étant quant à elle un petit rat. Les portes des loges, des ateliers et des vestiaires claquent comme il se doit : le rire est bien présent. Jusqu’au début de l’acte IV tout au moins, lorsque Barbarina s’échappe de la loge du Comte, se réfugiant pleurante dans les bras de Marcelina, se tenant le ventre en chantant son fameux air « Lo perduta me meschina » (Je l’ai perdue, pauvre de moi). Alors, les cœurs se serrent. L’envie de rire est passée.
À la tête de son Orchestre de l’Opéra de Paris, Gustavo Dudamel dirige avec un lyrisme qui tend à écraser la légèreté mozartienne. La souplesse de sa gestique sculpte des lignes tendres aux cordes, mais génère aussi quelques moments de flottement, comme dans le sextuor de l’acte III. Le continuo fin et agile accompagne les récitatifs avec discrétion mais énergie. Le Chœur de l’Opéra, masqué, ne peut hélas guère profiter de ses rares interventions pour se montrer : le son reste voilé et confus, presqu’inaudible.
L’air du Comte Almaviva, « Hai già vinta la causa », est souvent travaillé par les jeunes barytons en masterclass. Peter Mattei offre aux 2.000 spectateurs présents en salle une démonstration. De sa haute stature, il déploie un chant souverain de son timbre glacé, bien que le legato s’efface parfois. Il dresse un personnage élégant et sûr de lui mais pathétique et carnassier. En Comtesse Almaviva, Maria Bengtsson offre un chant lyrique, qui se perd étonnamment dans les ensembles. La douceur de son timbre ambré est obtenue par une délicate couverture de la voix. Son vibrato est fin, rapide et dynamique. Son « Dove sono » est chanté dans un lent piano sonore auquel elle imprime des contrastes par des forte soudains ou des accélérations, jouant sur les silences pour construire un discours haletant.
En Susanna, Anna El-Khashem remplace Ying Fang, malade depuis la veille. Si elle manque de volume, elle laisse toutefois entendre ses vocalises précises et tranchantes dans les ensembles. Elle compose un personnage mutin et malin, de sa fine voix au doux duvet et au timbre nacré. Spécialiste du rôle de Figaro (et désormais de celui du Comte), Luca Pisaroni offre un jeu minimaliste mais d’une totale pertinence : chaque haussement de sourcil sonne juste, chaque geste est porteur de comédie. L’incarnation est à la fois vivante et moderne. Sa voix bien projetée laisse entendre un élégant timbre voisé. Son phrasé est précis, travaillé, varié.
Pour ses premiers pas dans la maison, Lea Desandre défend un rôle, Cherubino, qu’elle maîtrise pour l’avoir déjà chanté à Aix et Lausanne ces derniers mois, avant de le reprendre à Barcelone et Zürich d’ici l’été. Elle maîtrise le jeu des travestissements (en homme puis en homme déguisé en femme) et s’amuse de l’effronterie du page. Sa voix veloutée aux aigus perlés résonne d’un doux vibrato. Elle assume le tempo rapide de son premier air, n’y concédant rien dans la diction ou l’intention. Kseniia Proshina est saisissante en Barbarina, tant par la détresse qu’elle exprime suite à son agression que par son chant au phrasé soigneux, au timbre pur bien projeté.
Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, James Creswell campe un Bartolo tonnant, à la voix bien posée. La ligne vocale est dynamique et éloquente, les graves somptueux. Dorothea Röschmann interprète Marcellina, que Susanna appelle « Madame Piquante ». De fait, si la voix est ronde et charnue, le phrasé est aiguisé, l’engagement entier.
Michael Colvin est un Don Basilio au ténor claironnant et à la voix de caractère, légèrement nasale. Christophe Mortagne est un Don Curzio à la voix franche au phrasé soigné. L’Antonio de Marc Labonnette est moins caricatural qu’à l’accoutumée. Sa voix corsée au timbre mat est émise avec dynamisme. Les deux Demoiselles d’Andrea Cueva Molnar et Ilanah Lobel-Torres offrent à la Comtesse un chant rythmé, unissant leurs voix charmantes.
Finalement, reconnu coupable d’agression sur les jeunes danseuses du ballet, le Comte, fautif représentant du patriarcat, est chassé et remplacé par un nouvel interprète : un sort somme toute clément. Le public se montre enthousiaste lors des saluts, ne délaissant personne, mais réservant une ovation particulièrement appuyée à Lea Desandre.