Thérèse Raquin à Vienne : passions animales, effondrement de l'être
La scène représente la pièce principale d'un modeste appartement à Paris. La cuisine, la salle à manger et la douche sont dans ce même lieu. Le monde représenté est banal, quotidien. C'est cette cruauté du réel que Christian Thausing vise à souligner dans l'œuvre de Zola et cet opéra contemporain sur un livret en anglais de Gene Scheer. Les décors (réalisés par Christoph Gehre) inspirés par des photos hyperréalistes de Gregory Crewdson, enferment le drame afin de le mettre à nu. L'espace scénique est pleinement employé et tous les éléments y sont utilisables. Il n'y a pas de séparation entre la représentation et le réel : pendant la pause, les techniciens viennent ranger la salle et les personnages s'installent sur le canapé, regardent du football en mangeant des chips et buvant de la bière bien avant la fin de l'entracte.
Les transitions entre le réel et l'imaginaire sont fournies par l'éclairage de Franz Tscheck, naturel la plupart du temps mais vif pour représenter le monde de l'intériorité : bleu foncé pendant la hantise de Camille, rouge vif pour accompagner les passions et la violence. Les ébats sexuels sont représentés sur scène de manière décomplexée, piquante : une partie intégrée de la représentation hyperréaliste. Les scènes de passions dévoilent les états d'âme du couple adultère au cœur du drame, couple qui bascule dans les extrêmes de l'obsession, de l'amour et de la violence, physique et psychique.
Julia Mintzer, remplaçante de Valentina Petraeva souffrante, incarne Thérèse dans toute son humanité, sa cruauté et ses désirs de révolte. L'interprétation du rôle prend en compte la complexité du personnage et souligne sa frustration sensuelle comme existentielle, qui ne lui donne aucun ressort. Le chant est un testament de la confiance en soi et de la virtuosité. Son timbre soyeux et chaleureux est capable d'incarner les multiples facettes du personnage à travers des nuances réfléchies et précises. Le registre bas est sombre et menaçant, mais aussi séducteur et attirant en raison de sa gravité naturelle, tandis que le registre haut perce agréablement, unissant la précision à la sensualité. Le contact avec le timbre de Laurent (Timothy Connor) souligne mutuellement leurs richesses et nuances de chaleur, alors que la rencontre avec la rondeur "classique" du timbre de Camille (Andrew Morstein) et la froide transparence de celui de Madame Raquin (Juliette Mars) communique la rugosité subtile et la défiance.
Timothy Connor souligne la tension entre l'apparente nonchalance et la frustration de Laurent, peintre sans talent qui profite de la générosité de la maison Raquin. Le chant capte également les deux aspects du personnage : fier et séducteur d'une part, violent et chaotique d'autre part. Son timbre brillant et équilibré communique les états d'âme du personnage en fonction de son intention dramatique. Le contact avec le timbre de Camille (pourtant son double négatif) est harmonieux, notamment lorsque la densité du registre bas frôle les élans naïfs de Camille dans les montées. L'inquiétude n'est pourtant pas loin, ni le dénouement maléfique, le signe le plus éloquent étant la cohésion scénique avec Thérèse et leur domination commune de l'espace vocal et dramatique.
Camille (fils de Madame Raquin, tué par Laurent l'amant de sa femme Thérèse), dans l'incarnation d'Andrew Morstein, n'est pas ce garçon maladif comme dans le roman de Zola. L'interprétation du rôle souligne en effet la violence frustrée et étouffée d'un personnage qui a toujours été traité comme un malade toute sa vie. L'éclat, la chaleur et la puissance du timbre produisent un contraste puissant tout en incarnant sa volonté de révolte et même le côté malicieux qu'il exerce surtout envers Thérèse. Le chant précis, équilibré et réfléchi rappelle sa formation classique, mais pimenté par la richesse des nuances et une expressivité affirmée. Les élans dans le registre haut sont assurés avec conviction et énergie.
Juliette Mars est une Madame Raquin imposante et intimidante. La rigidité fielleuse du personnage envers Thérèse ressort encore plus troublante par son timbre, transparent, pur et soyeux mais capable à tout moment (quand le drame le dicte) de percer de manière glaçante. L'expressivité des nuances est aisément intégrée dans l'équilibre du chant. Le registre médian et le registre bas sont solennels, sombres, faisant de Thérèse une prisonnière.
Dans les rôles secondaires, Miriam Kutrowatz incarne Suzanne Michaud, personnage qui souffre d'un rôle familial imposé comme pour Thérèse, mais ne peut rien faire contre la situation (sauf à exploser occasionnellement de jalousie envers le "bonheur" de Thérèse, qu'elle croit être enceinte de Camille). La puissance et le raffinement caractéristiques du timbre, ainsi que sa maîtrise des transitions entre les registres sont mises en valeur pendant ses deux grands moments scéniques. Les sommets aigus retiennent toutefois rondeur, équilibre et transparence.
Ivan Zinoviev (Olivier Michaud) est un mari détaché. Sa nonchalance et sa désorientation dans la vie sont captées dans le chant, qui lui permet d'explorer la densité et la couleur vive de son timbre. Enfin, Hyunduk Kim (Monsieur Grivet) n'est pas moins impressionnant malgré ses apparitions scéniques plutôt brèves. Il profite de chaque occasion pour mettre la densité et l'intensité de son timbre en valeur, tout à fait manifestes dans la précision et l'expressivité du chant.
La direction musicale de Jonathan Palmer Lakeland à la tête de l'Orchestre maison démontre sa compréhension de la structure dramatique de l'œuvre, qui alterne entre le réel et l'intériorité (le non-dit). Elle privilégie la précision et la netteté des textures mises au service des exigences théâtrales. Dans l'ouverture, la densité de la masse sonore laisse stratégiquement accentuer les rythmiques du piano. De manière générale, l'accompagnement n'hésite pas à incarner l'intensité lyrique du « thème de l'amour » associé à Thérèse et Laurent, mais n'omet jamais le sous-entendu inquiétant qui est communiqué par les cuivres et les mélodies atonales dans le registre haut des vents. En somme, la coexistence des multiples facettes de la musique —que le chef décrit comme basculant entre l'esthétique du romantisme tardif et celle de l'École de Vienne— est nettement et intelligemment articulée pour maximiser la puissance dramatique des textures individuelles et de l'unité.
Malgré les mesures sanitaires strictes, l'enthousiasme des spectateurs confirme la qualité du spectacle et le bonheur d'être là pour ce moment de culture (d'autant que la jeunesse de l'équipe du Theater an der Wien prouve une nouvelle fois son talentueux potentiel, chaleureusement salué).