Eurydice de Matthew Aucoin en direct du Met
Le mythe d’Orphée inspire l’opéra depuis sa naissance et à travers les siècles, avec Peri, Monteverdi, Haydn, Gluck, Offenbach, Glass entre de très nombreux autres, jusqu’à nos jours : la création de l'Eurydice composée par Matthew Aucoin a eu lieu à Los Angeles en février 2020 et devait être reprise en novembre de cette même année au Metropolitan Opera House de New York, reprise repoussée avec une distribution partiellement renouvelée.
Le Metropolitan Opera propose ainsi désormais davantage d’œuvres contemporaines (encore en ouverture de cette saison avec Fire Shut Up In My Bones de Terence Blanchard), rappelant combien la modernité peut être séduisante à plus d’un titre. L’orchestration de Matthew Aucoin est ainsi un savant mélange de rythmiques venues tout droit de Stravinsky, d’une pâte instrumentale digne des grands Jazz Bands, d’une ligne mélodique inspirée des titres à succès de Broadway, le tout ponctué de touches de rap, de free jazz, et agrémenté de l’héritage assumé des grands maîtres de la musique contemporaine nord-américaine (John Adams, Philip Glass ou encore Stephen Sondheim). Mais si l’auditeur décèle cette multitude d’influences dans l’écriture d’Aucoin, au point de tendre parfois l’oreille pour chercher une signature vraiment personnelle, la librettiste Sarah Ruhl s’affranchit, elle, de tout héritage classique même pour cette histoire antique incontournable. Point ici n’est question d’histoire d’amour entre Orphée et Eurydice, mais de la restauration d’un lien brisé entre Eurydice et son père défunt descendu aux Enfers avant elle. Ce lien obnubile Eurydice, tandis qu’Orphée n’est passionné que par la musique, qui l’obsède littéralement (et qui est incarnée par un personnage-miroir, jumeau d’Orphée). Point de serpent venimeux chez Aucoin et Ruhl, mais Hadès, plus méphistophélique que mythologique, qui attire Eurydice dans le monde d’en bas grâce aux lettres que son père lui adresse. C’est d’ailleurs elle-même, lorsqu’elle suit Orphée contre son gré pour regagner le monde des vivants, qui jette un cri pour qu’il se retourne, moyen certain de lui permettre de retourner vers ce fantôme paternel dont elle ne peut se détacher. Une relecture freudienne, œdipienne du mythe cher à Ovide et à Virgile qui donne une perspective nouvelle ou au moins renouvelée à un mythe si connu.
Cette histoire et ces personnages sont chantés par des voix passant toutes puissamment en salles de cinéma. Les trois rôles des gardiens en pierre des enfers interprétés par Stacey Tappan, Ronnita Miller et Chad Shelton, ne manquent ni de bagou ni d’humour, ni de projection.
Le baryton Joshua Hopkins et le contre-ténor Jakub Józef Orliński incarnent Orphée et son double mental, chantant la plupart du temps ensemble, la voix suave et légère d’Orliński manquant parfois de mordant et de projection suffisante pour rivaliser avec le timbre rond, ample et chaleureux d'Hopkins.
Nathan Berg, en père d’Eurydice, s’appuie sur un chant équilibré, une ligne souple et ductile, avec une diction irréprochable. Barry Banks (ténor) impressionne en Hadès, tant la tessiture, suraiguë, est éprouvante. Il se déjoue des attaques périlleuses et répétées sur des si naturels avec une aisance déconcertante, et campe un diable qui à chaque scène devient plus maléfique, plus terrifiant et plus implacable.
Enfin, Erin Morley, titulaire reconnue de Lucia, Gilda et Pamina, semble enfiler comme un gant le rôle-titre, pourtant redoutable en termes d’endurance et de technique. Son médium étoffé déborde de générosité, les suraigus s'enchaînent avec limpidité et grâce, et elle vient recueillir son ovation avec une fraîcheur surprenante après ce marathon vocal.
Yannick Nézet-Séguin à la tête de l’Orchestre du Met insuffle un dynamisme et un enthousiasme notables, notamment dans les grandes scènes comme l’arrivée d’Eurydice dans le Monde des morts, ou encore pour le duo final et poignant avec son père, où les sonorités des Musicals de la 42e rue explosent. Le Directeur musical fait preuve d’une attention constante et méticuleuse envers les chanteurs, soignant aussi ses effets pour ne pas couvrir les voix.
Le public salue chaleureusement cette retransmission marquante aussi par la scénographie inventive et soignée de Daniel Ostling, avec son ascenseur de Palace qui descend dans le monde des ombres, ou les projections graphologiques de S Katy Tucker qui retranscrivent l’échange épistolaire entre Eurydice et son père directement sur le décor (le tout avec une direction d’acteur très poussée par la metteuse en scène Mary Zimmerman).