Autour de Laborintus II de Berio : dans l’enfer dantesque du Teatro Colón
Le premier Colisée argentin attire les foules pour la reprise de son cycle « Contemporáneo » et un programme exigeant et ambitieux d’une grande cohérence chronologique et esthétique. Le programme commence avec deux pièces de Ligeti composées en 1976, intitulées Monument et Autoportrait avec Reich et Riley (et Chopin y est aussi), Ligeti cite donc le compositeur Steve Reich dont la pièce Eight lines (1983) est ensuite interprétée dans ce concert. Et ces trois pièces, en miroir et en vis-à-vis dans ce programme, servent de prélude (dans une progression allant d’un duo de pianos à un duo de pianos avec orchestre réduit et enfin à un orchestre de taille symphonique avec chanteurs), à une œuvre opérant un double-hommage anniversaire à Dante : Laborintus II de Luciano Berio, composition « pour voix, instruments et bande magnétique » créée en 1965 à l’occasion du 700e anniversaire de la naissance de Dante est re-donné ici à l'occasion du 700e anniversaire de sa mort. Le parallélisme des commémorations est frappant et il est à mettre au crédit du Teatro Colón qui tente de remplir les promesses d’une ambitieuse programmation présentée en mars dernier.
Les miroirs déformants de Ligeti et Reich en vis-à-vis
Concentration, complicité et application marquent le jeu des pianistes Lucas Urdampilleta et Silvia Dabul qui interprètent Ligeti. Les distorsions rythmiques de Monument s’accordent pour faire rentrer le public dans le labyrinthe musical qui l’attend. L’auditoire, dans un silence absolu, offre aux instrumentistes une qualité d'écoute peu commune au Colón. L’Autoportrait expose de subtiles superpositions, la répétition à l’infini d’une même note étant à l’image d’une goutte d’eau formant des enchevêtrement pluvieux, remplie d’harmoniques infinies et pleine de reflets kaléidoscopiques.
Reich, déjà présent en écho du morceau précédent, impressionne le public avec ses Eight lines où les deux pianistes sont rejoints par un orchestre de chambre de 11 instrumentistes (cordes et vents) dirigé par Pablo Druker. La beauté minimaliste des mélodies combiné au caractère hypnotique des séquences rythmiques envoûtent. L’ensemble réuni n’est que rigueur et concentration tant la prestation orchestrale tourne à la performance artistique, acclamée par le public.
« Dans le labyrinthe »
Tandis qu’un piano est avalé lors de la transformation de la scène (telle une bouche infernale), celle-ci accueille désormais un orchestre beaucoup conséquent (dont des percussions en nombre, en plus de deux batteries jazz et deux harpes disposées latéralement, ainsi que des dispositifs électroniques placés dans la baignoire côté cour). Pablo Druker reste au centre de ce dispositif atypique. Le plateau vocal réunit trois sopranos solistes et le chœur mixte Diapasón Sur, ce dernier étant dirigé par Mariano Moruja. En concurrence les uns des autres, les chanteurs scandent à foisons, de leurs voix sonorisées, cris, tremblements, onomatopées, ricanements, vocalises, supplications, incantations et prières qui forment un labyrinthe vocal. Les cinq hommes et les trois femmes du chœur se prêtent avec plasticité et malice aux fantaisies de la partition, les placements sont bien assurés.
Les trois "commères" que forment les sopranos Virginia Majorel, Natalia Salardino et Lucía Lalanne alternent leurs interventions en solo ou en groupe. Leurs voix s’entrechoquent et glacent ou font encore sourire par leur inventivité. Elles savent osciller dans des registres très variés où la clarté des timbres, la maîtrise des volumes et le contrôle de l’émission retiennent l’attention. Toutes trois s’approprient fioritures fantaisistes et ornementation fantastique qui versent, au gré de la fantaisie de Berio, dans des illustrations sonores parfois dignes de l’Enfer du Jardin des délices de Bosch.
Virginia Majorel sait tout autant mettre en évidence la pureté de son timbre cristallin que produire des projections sibyllines parfois surprenantes. Les attaques vocales de Natalia Salardino, soutenues par une émission saine et lumineuse, sont précises et aiguisées. Lucía Lalanne possède quant à elle un organe vocal haut perché, brillant et lustré, la souplesse de ses inflexions s’appuie sur une assise solide. Les “conversations” et rictus vocaux des trois sopranos (qui font songer aux trois sorcières de Macbeth) s'enchevêtrent avec le récit sobre du Narrateur, tenu par le baryton Víctor Torres (entendu dans Un Re in ascolto). Celui-ci n’occupe ici qu’un rôle parlé de commentateur, jouant des modulations de sa voix profonde et posée.
Pablo Druker et l’orchestre qu’il dirige avec rigueur et plasticité, formé précisément pour ce concert, s’assurent un succès très applaudi. Le chef sait insuffler nuances, couleurs et techniques pour l’exécution de cette partition redoutable qui mêle des accents swings hérités du jazz, des références à l’art du madrigal et des apports de la musique électronique. Le diable peut être satisfait : il a produit son effet.