L’Opéra de Rouen crée une nouvelle Vie parisienne
Lorsque La Vie Parisienne est créée en 1866 par la troupe du Palais-Royal, de nombreux passages en sont coupés ou modifiés, les artistes engagés ne parvenant pas à interpréter convenablement la partition dans son intégralité. C’est donc la version écrite par Meilhac et Halévy avant cette réécriture contrainte que le Palazzetto Bru Zane s’est mis en tête de recréer, s’appuyant sur le fait qu’Offenbach a écrit une version chant-piano de cette version pour conclure qu’elle avait été initialement validée par le compositeur. Dans cette recréation, plusieurs airs ou ensembles, truculents ou plus mélancoliques, apportent de l’épaisseur à certains personnages, tels que la Baronne, Métella ou Urbain. Une version qu’Alexandre Dratwicki, Directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, nous confiait imaginer devenir la nouvelle version de référence de cette opérette.
Pour arriver à cette fin et faire connaître cette édition de la partition, cette coproduction ne lésine pas sur les moyens : ce spectacle lance à Rouen une large tournée qui l’amènera à Tours, au Théâtre des Champs-Elysées, avant Liège, Montpellier et Limoges. Évènement, elle constitue la première mise en scène de Christian Lacroix, déjà actif à l’opéra en tant que créateur de costumes dans de nombreuses productions. Le grand couturier façonne un décor sur plusieurs niveaux, une sorte de grand échafaudage (avec ses rubans de signalisation rouge et blanc communément utilisés dans la capitale aujourd’hui) et doté d'un ascenseur, permettant de créer des jeux scéniques efficaces. Les évolutions de ce décor transformiste et ingénieux se font à vue et de manière signifiante, le théâtre et la musique se poursuivant alors. Les costumes sont fantaisistes, colorés voire bigarrés, tout à fait dans l’esprit de l’œuvre. Le metteur en scène s’appuie dans sa direction d’acteurs sur les talents comiques de ses interprètes, dont plusieurs sont spécialistes de ce répertoire, d’autre s’y découvrant de nouvelles affinités.
Premier membre du binôme central, Flannan Obé en Gardefeu expose un phrasé soigné, une voix chaude et sémillante, qui remonte parfois dans le masque lorsque l’implication théâtrale l’emporte sur l’application vocale. De fait, sa folie douce fait souvent mouche et le public rit de ses facéties. Marc Mauillon en Bobinet déploie sa gouaille avec un plaisir non feint et une prosodie distinguée. Sa voix de baryton au timbre voisé si caractéristique se teinte de la clarté du ténor et bénéficie d’une large projection. En Baron (à la dégaine copiée sur celle d’Offenbach), Franck Leguérinel est dans son élément, dansant, tombant, mimant, grimaçant, chantant avec ses phrasés grandiloquents et sa voix râblée, semblant trouver un délice dans chaque mot articulé, en véritable diseur. La Baronne prend les traits de Marion Grange et sa voix richement colorée, fine et pointue, au vibrato rond et vif.
Deux femmes mènent finalement ce bal. Aude Extrémo chante Métella d’une voix lyrique poitriné, dont les braises ardentes s’envolent en étincelles dans de fins aigus. Ses graves spectraux et son souffle nourri lui valent les applaudissements les plus enthousiastes de la soirée. Florie Valiquette est une gantière Gabrielle élégante et raffinée, très compréhensible dans sa diction, au timbre moelleux et satiné, à la voix agile mais dont la projection manque d’éclat. Elle aussi semble prendre du plaisir à interpréter ce rôle théâtral qui, manifestement, la "botte". Éric Huchet incarne justement son bottier Frick ainsi que le Brésilien hédoniste, s’appuyant sur son timbre clair et sa diction précise. Spécialiste de ce répertoire qu’il connait comme… un gant, il sait jouer de ses intonations et de ses mimiques pour satisfaire le public. Sa prestation du soir manque toutefois d’ampleur, tant vocale (même si le rôle du bottier, plus posé, lui permet de mieux soutenir sa projection) que scénique, la vélocité du chant du Brésilien s’accommodant mal du manque de mouvements de son interprète.
Parmi l’armée de serviteurs dépeints dans cette œuvre Elena Galitskaya est annoncée malade en Pauline. De fait, elle doit marquer à plusieurs reprises et abandonner toute technique lyrique, chantant sont feint amour pour le Baron « avec ce qui lui reste de voix », comme elle parvient à s’en amuser. Elle préserve toutefois quelques passages chantés, d’une voix ronde au timbre acidulé. Philippe Estèphe bénéficie dans cette version d’une partition plus développée en Urbain et Alfred, mettant en valeur sa voix bien assise au timbre boisé. Carl Ghazarossian en Joseph, Alphonse et Prosper se montre tantôt claironnant et tantôt étouffé de sa voix claire de ténor. Marie Kalinine, interprète de luxe d’une Bertha aux rares interventions, délivre une voix généreuse au timbre argenté, tandis que Louise Pingeot est une Clara à la voix légère et bien conduite. Enfin, Ingrid Perruche et sa voix au métal rougi sont une Madame de Quimper-Karadec drolatique et dynamique quand sa nièce Madame de Folle-Verdure est interprétée avec vigueur par Caroline Meng, dont la voix est épaisse et le médium vibrant.
Romain Dumas, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, prend le temps de se chauffer. L’ouverture est bien sage, puis la musique gagne en vivacité au fil des minutes : les traits d’archets se font plus sautillants, les flûtes plus dansantes, les cymbales plus fines. Surtout, les choix de tempi sont plus allants : le champagne musical n’en est alors que plus frais et léger. Le Chœur accentus, préparé par Christophe Grapperon, se prête au jeu de la fantaisie requis par Lacroix, Offenbach et ses librettistes. Les douze artistes de chœur se montrent bien en place, relevant sans écart les défis rythmiques posés par la partition.
À l’entracte, puis à la fin du spectacle, le public manifeste son enthousiasme avec force bravi et applaudissements. Un bon début pour cette production et cette version, récompensées de leur ambition.