Mozart et Salieri de Rimski-Korsakov : du duel au duo dans la rade de Toulon
La durée et le format choisis par Rimski-Korsakov pour cet opéra de chambre de moins d'une heure à partir d’une "petite tragédie" versifiée de Pouchkine, invite -souvent- les maisons qui le montent -rarement- à associer cet opus avec un autre pour former une soirée (comme ce fut le cas avec Iolanta de Tchaïkovski à Tours en 2018, un an après une fusion entre Mozart et Salieri avec Pouchkine et Onéguine à Lyon). Toulon rend ici à Mozart ce qui appartient à Mozart : son 27ème et dernier Concerto pour piano (écrit l'année de sa mort en 1791) sert de Prélude à l'opéra, déployant l’ampleur du génie mélodico-dramatique du maître de Salzbourg en même temps que le mobile du crime de l’assassin présumé Salieri (jaloux face à tant de talent, il aurait -dans la légende de cette histoire qui a également inspiré le film Amadeus- empoisonné son génial et désinvolte rival, cédant ainsi au poison mental d’une jalousie le conduisant à la démence sénile).
Le pianiste britannique Paul Lewis, en interprétant ce concerto dans cette soirée concertante (sans mise en scène), représente donc aussi Mozart et offre une couleur musicale qui sera reprise dans l'opéra en évocations et citations (l'instrument disposé devant l'orchestre sur scène pour le concerto rentre dans le rang de l'orchestre pour l'opéra concertant).
Le casting des deux personnages éponymes est choisi avec soin pour l'épaisseur dramatique et vocale exigée. Le ténor Kevin Amiel interprète Mozart, mais ce rôle de victime est moins développé que celui de son assassin. Il doit cependant composer un personnage complexe, fait de légèreté et de profondeur, d’irrévérence et de génie. C’est avec plus de stylisation que de naturel que le ténor construit vocalement son personnage, d’autant que Mozart préfère s’exprimer en musique à la faveur des extraits de ses propres œuvres (qu’il fait naïvement entendre à Salieri). L’« insoutenable légèreté de l’être » mozartien est obtenue par une voix de satin clair, parfois nasale, à la trame serrée d’un vibrato parfaitement contrôlé. La longueur de souffle fait voler un ruban vocal illuminé dans les aigus, moins assuré dans les attaques pianissimo. Un soin est apporté à la diction et au phrasé de la langue russe, mais qui oblige parfois les yeux du chanteur à rester plongés sur sa partition. De fait, le Mozart du livret est quasi angélique, éthéré, céleste, tel un météore qui traverse le ciel autrichien.
Le Salieri du baryton-basse Vincent Le Texier est à l’inverse lesté d’une matérialité quasi minérale. Le chanteur, vocalement et physiquement, produit un alliage entre pétrification (tel un convive de pierre) et mouvement d’une psyché torturée. Le ciment sombre, rugueux, anguleux de son timbre plonge dans les abîmes de perplexité du personnage. Le jeu vocal et corporel totalement engagés du chanteur s'appuie sur le medium du registre, largement sollicité par le récitatif arioso qui caractérise le style vocal de Rimski-Korsakov dans cette œuvre. Le travail du chant est montré de manière assumée par le baryton, qui campe ainsi un compositeur besogneux de manière naturellement convaincante. Les voyelles, en particulier le "a" sont des plages acoustiques, tandis que les consonnes, notamment les sifflantes, hachurent la ligne vocale de saccades nerveuses et tendues, comme des éclats de roche, des jets de vitriol.
La direction musicale de l’Orchestre de Toulon est confiée à Pierre Bleuse (comme à Lyon en 2017), chef au riche passé de violoniste et de chambriste, au sourire confucéen et à la barbe hipster. Il aborde la matière orchestrale complexe et flexible de Rimski avec précision dans le suivi des chanteurs, s'appuyant aussi sur sa familiarité avec la musique contemporaine. Le chef restitue le caractère saisissant, onirique et improbable du collage de citations, dans le halo du piano d’orchestre et des chœurs. Les solistes de la phalange sont particulièrement sollicités, telle la violoniste super-soliste Laurence Monti, qui s’acquitte avec une douce ironie de son rôle de violoneux, le pianiste aussi bien entendu, ou encore la petite harmonie (les bois). Les chœurs apparaissent lors d’un saisissant extrait du début du Requiem, en se fondant dans une matière sonore homogène et prégnante, celle d’un rêve lucide.
Le public, visiblement conquis par cette proposition inhabituelle, applaudit longuement un programme au cours duquel la musique est élevée à la puissance : Rimski écrit de la musique sur de la musique. L’œuvre réunissant littérature, théâtre, musique et projetant vers le cinéma (l’Amadeus de Milos Forman) questionne également notre monde d’aujourd’hui : le phénomène tenace de la rumeur calomnieuse, poison viral à l’ère des réseaux socio-numériques.