Guillaume Tell de Rossini fait frissonner Marseille
Quelques semaines après le Robert le diable présenté par l’Opéra de Bordeaux, l’Opéra de Marseille met à son tour à l’honneur un répertoire français ambitieux en programmant en ouverture de saison le Guillaume Tell de Rossini. Créé à Paris en 1829, ce chef d’œuvre, inspiré de l’œuvre de Schiller et du mythique personnage contraint par un tyran de tenter d’atteindre une pomme placée sur la tête de son fils d'un trait d'arbalète, bénéficie d’un livret d’Hippolyte Bis et d'Étienne de Jouy à la fois captivant et épique, mais aussi remarquable dans la musicalité des mots et des rimes. Les premières pages de la partition comportent l’une des plus célèbres ouvertures du répertoire, avant que ne s’enchainent les « tubes » diffusant d’intenses frissons dans le public (duo entre Guillaume et Arnold, finale de l’acte I, trio patriotique, duo entre Mathilde et Arnold, etc.).
Louis Désiré s’en empare dans une mise en scène (coproduite par l’Opéra de Saint-Etienne) didactique s’appuyant d’abord sur quelques éléments symboliques : une plante verte qui grandit pour devenir un arbre marque le temps qui passe, une urne contenant les cendres de Melchthal marque le sacrifice offert à la patrie, un roc suspendu évoque le poids de la tyrannie. La scénographie est principalement composée d’éléments rectangulaires en bois qui, recouverts d’un tissu figurent les montagnes du Tyrol, posés les uns sur les autres forment les murs du palais de Gessler, puis, dispersés, deviennent un champ de bataille. Les ballets, joués à l’orchestre, ne donnent pas lieu à des chorégraphies mais à des jeux scéniques brouillons et manquant manifestement de répétition (provoquant de vives réactions d’hostilité dans le public en ce jour de première).
En Guillaume Tell, Alexandre Duhamel prend le premier rôle-titre de sa déjà riche carrière. Sa sensibilité déteint sur le personnage, qu’il peint digne et émouvant, mais aussi charismatique. S’il va puiser ses graves au plus profond de son instrument, ce qui en gêne la projection, il se montre puissant dans le médium faisant alors surgir une autorité tranchante de son timbre charbonneux. Ses aigus sont maîtrisés, qu’ils soient émis en voix mixte pour croquer un Guillaume Tell mi-mort ou en voix de poitrine lorsque ses forces sont recouvrées.
Le ténor Enea Scala en Arnold se place dans le cercle très restreint des interprètes du répertoire héroïque. Son timbre méditerranéen, au grain bouillonnant au point d’en devenir nasal, s’épanouit avec agilité sur un large ambitus. Sa diction, très honorable quoique pincée, n’en tombe pas moins dans quelques pièges (mais il n’y perd pas toujours, puisque sa « jeunesse insensée » en devient « encensée »). La musicalité de son chant lui offre une ovation du public après son « Asile héréditaire ». Angélique Boudeville est une Mathilde certes distante (son amour indomptable pour l’ennemi ressort peu) mais portée par une voix majestueuse et moelleuse au vibrato prononcé, rond et rapide. Sur son souffle nourri reposent ses phrasés longs et tenus, vers de rayonnants aigus.
La distribution emprunte à la récente production de l’Opéra de Lyon son Jemmy en la personne de Jennifer Courcier. La soprano, dont la voix peine à ressortir des ensembles, brille par ses aigus au timbre fruité et au vif vibrato, qui font le sel de sa partition, et par un intense et fougueux investissement scénique. Walter Furst est, comme à Lyon également, campé par Patrick Bolleire et sa voix sombre et tonnante, jusque dans des aigus renversants.
Les deux antagonistes manquent d’ampleur pour porter leurs personnages vers les sommets de terreur prévus par la partition. Cyril Rovery en Gessler, dont l’ombre rôde dès les premières mesures bien qu’il n’apparaisse qu’à l’acte II, propose une voix lumineuse aux graves bien émis. Sa diction surarticulée l’empêche toutefois de bâtir un legato. Camille Tresmontant en Rodolphe offre quant à lui un timbre clair et un vibrato léger.
Annunziata Vestri, privée en Hedwige du trio féminin et de son air, coupés, appuie sa performance sur une voix généreuse au timbre dur et chaud, sur des graves solides. Elle aussi manque parfois de précision dans la diction (elle regrette ainsi son absence « de poux » plutôt que « d’époux »). Thomas Dear est un Melchthal à la noble stature, à la voix projetée et modulée dans un phrasé lié, ainsi qu’un timbre sombre mais brillant et un vibrato imposant. Carlos Natale est un solide Pêcheur au timbre roussi appuyant sa ligne soignée sur un souffle maîtrisé. Il projette avec aplomb un aigu de poitrine sûr et riche. Jean-Marie Delpas campe Leuthold d’une voix puissante et lisse, au phrasé haché du fait d’un manque total de soutien.
L’Orchestre de l’Opéra de Marseille placé sous la direction du jeune chef Michele Spotti (et dépassant sur une partie du parterre) se montre cohérent et nuancé. La cavalcade de l’ouverture est légère mais énergique et la variation des tempi offre une vitalité bienvenue. S’il prend le temps de développer chaque ligne dans le finale de l’acte I, le rythme effréné proposé dans celui de l’acte II finit par perdre les interprètes. La partition offre de nombreux passages solistes, dont les musiciens s’acquittent avec virtuosité. Le Chœur, pourtant l’un des personnages principaux de l’œuvre, est ici caché derrière des paravents de tulle et réparti sur trois étages d'une structure métallique sur le pourtour de la scène. Cela a l’avantage de permettre une distanciation entre les artistes (qui oblige parfois le chef à délaisser l’orchestre pour assurer leur placement rythmique) et d’éviter les attroupements dans l’espace scénique restreint, mais aussi de limiter le nombre de chanteurs requis, les mêmes artistes pouvant par exemple interpréter les villageois des trois cantons à l’acte II, là où trois ensembles distincts seraient nécessaires s’ils étaient visibles en scène.
Si l’équipe de mise en scène reçoit quelques huées, l’ensemble des forces musicales est acclamé par un public enthousiaste bien que des sièges vacants subsistent en nombre en cette reprise lyrique. Cela permet toutefois de maintenir à certains endroits une distanciation bien utile, une partie du public ayant abandonné les gestes barrières.