Talestri, Reine des Amazones par la Princesse de Bavière
Les travaux de recherches permettent d'exhumer des raretés, d'autant plus précieuses lorsqu'elles révèlent comme ici une œuvre aux qualités encore trop peu représentées sur les scènes : l'opéra d'une femme, ayant des femmes pour personnages principaux, modèles et motrices de leurs destinées. L'œuvre se construit en effet, avec cohérence et non sans malice, sur une inversion des rôles et des attributs traditionnels. Les femmes sont ici tiraillées dans le dilemme cornélien -toujours masculin et même virile d'habitude- entre leur devoir militaire et l'amour conquérant leurs cœurs. Les hommes sont ici les créatures faibles et sans défense : deux prisonniers des Amazones et de leurs sentiments (plus un serviteur constamment apeuré et quasi-rampant imitant Quasimodo). D'ailleurs, si les Amazones se sont réunies en clan, ce n'est pas par faiblesse après avoir été abandonnées et déshonorées mais pour combattre les hommes et leur inconstance même si, précisément, l'un des enjeux -mal- cachés dans cette intrigue comme dans toutes les intrigues baroques, repose sur une double révélation fracassante, celle du personnage de Tomiri, grande prêtresse de Diane dont la haine des hommes lui vient d'avoir été trahie par le Roi Scythe, ennemi juré des Amazones. Le prisonnier Oronthe -aimant et aimé de Talestri- est donc son fils, qu'elle fera finalement mine de tuer pour le laisser fuir.
Les deux prisonniers (Oronte et Learco) voués au sacrifice rappellent certes d'abord à s'y méprendre Oreste et Pylade d'Iphigénie en Tauride sauf qu'ici, ils sont entièrement dépendants de la volonté des Amazones. Les deux hommes viennent en fait compléter un double nœud amoureux : Oronte aime Talestri, Learco aime Antiope, amours que les femmes révèlent bientôt comme réciproque. La partition propose ainsi un double duo successif puis croisé d'amours et de lignes musicales.
Les personnages féminins reprennent donc les commandes en s'appropriant les codes guerriers et amoureux, tout comme la créatrice de cet opus s'approprie pleinement les codes du genre : l'opera seria. Les récitatifs s'enchaînent avec les arias da capo, faisant progresser l'intrigue de rebondissements en coups de théâtre, de mélodies en ornements parfois très longtemps réitérés : en tout cela, Maria-Antonia Walpurgis n'a rien à envier aux forces et faiblesses mêmes du genre qu'elle partage avec Haendel et les autres. Mais, pleinement inscrite dans son époque esthétique et dans le choix de son livret, la Princesse de Bavière contemporaine de Mozart allie les proportions du Classicisme avec les fougues du Baroque, comme elle confronte l'honneur et les sentiments des Amazones. La partition propose des airs et passages tout à fait saisissants et mémorables, notamment les marches martiales et funèbres sur la tension desquelles repose toute l'œuvre. La grande lamentation de la Reine des Amazones ayant perdu son amant et voulant le suivre par-delà la mort propose une autre inversion saisissante (Eurydice qui irait chercher Orphée) et marque les spectateurs qui s'en font l'écho en sortant du spectacle.
La mise en scène de Bérénice Collet souligne la modernité de cette œuvre, de cette compositrice et de ses héroïnes. Les Amazones sont ici celles des temps modernes (scénographie & costumes sont signés Christophe Ouvrard) : femmes kurdes luttant contre l'état islamique, femmes afghanes contre les talibans. Le plateau est une maison aux murs explosés transformée en casemate, et même lorsque ces femmes préparent à manger, c'est comme si elles confectionnaient des explosifs ou un accompagnement anthropophage. Cette réunion des époques et des univers questionne aussi au début du spectacle le parallélisme entre des gestes rituels et des gestes martiaux, parmi des cercles de lampes (dont la forme rappelle, sans finesse, la forme du sein que l'Amazone se tranchait pour mieux tirer â l'arc).
La partition offre des caractères puissants et poignants. La jeunesse du plateau vocal en traduit la fougue mais hélas sans disposer de tous les moyens requis. La distribution est homogène, dans son investissement et la qualité de son travail (aucune erreur ne paraît, toutes et tous chantent par cœur sans partition cette œuvre méconnue), mais l'homogénéité est aussi celle d'une limite dans l'expressivité.
Le clan des Amazones est dirigé par la Reine Talestri et sa sœur Antiope, dans une dynamique ici décuplée par la grande ressemblance physique et vocale des deux interprètes. Anara Khassenova en Reine Talestri est une soprano qui déploie avec mesure, comme sa sœur et tous les interprètes au plateau, sa voix et son jeu, dans un récit animé lyrique. Les montées en volumes accélèrent le vibrato et l'amplitude du soutien. Anaïs Yvoz, mezzo-soprano (incarnant sa sœur Antiope) offre la voix la plus ample du plateau, sauf que cette partition lui demande des airs et l'une de ces performances impossibles mais fréquentes dans le répertoire baroque. Elle concentre de fait ses moyens dans le médium, en esquissant de loin les graves profonds et les aigus lyriques qu'elle est censée enchaîner en quelques notes. La soprano Emilie Rose Bry incarne Tomiri (grande prêtresse de Diane) et doit tracer dramatiquement la transition d'une forme de soumission à la Reine vers une rébellion, encore timide toutefois dans son jeu et sa projection vocale. Les tenues sont ténues et la voix serre sur la justesse mais les vocalises sont agiles.
Les deux prisonniers amoureux sont ici incarnés par des ténors ce qui rapproche encore ces deux âmes réunies par leur amitié et leurs sentiments à l'unisson (le choix de transposer dans le grave privant toutefois le spectacle d'une voix de contre-ténor, chantant la partie historique de castrat qui avait ici une dimension symbolique entre toutes, d'autant que le personnage du Prince dans ce livret avait même grandi avec les amazones sous les traits d'une femme). Le ténor Iannis Gaussin incarne avec une infinie mesure son personnage d'Oronte qui devrait être déchiré entre son statut de prince (ennemi) de Scythe et amant de Talestri. La voix s'accentue cependant à des moments clefs, avec couleurs et appui presque lyriques. Le ténor Joao Pedro Cabral, son compagnon (et amant d’Antiope) Learco, s'appuie sur sa très belle couleur de timbre, nourrie et svelte. La puissance fait cependant également défaut, même si elle augmente à mesure qu'approche le sacrifice (qui sera bien sûr évité).
De fait, les déchirements et les beautés de cette partition sont avant tout et constamment déployés par l'Orchestre : Le Concert de l'Hostel Dieu dirigé par Franck-Emmanuel Comte offre la richesse des timbres et des contrastes baroques, dans la maîtrise des formes classiques.
Le Chœur de concorde finale entre les Amazones et les Scythes permet de retrouver des voix prometteuses et connues de nos pages, pour un ensemble lyrique (Apolline Raï-Westphal, Célia Heulle, Alexia Macbeth, Benjamin Locher, Yannick Badier, Ronan Debois). L'ensemble chante en effet le happy end (la lieto fine) aussi précipité qu'à l'habitude dans ces operas-serias : le Prince (qu'aucun spectateur ne croyait mort un seul instant) surgit soudain : sa mère ne l'a évidemment pas tué, les hommes et les femmes sont réconciliés, tout est bien qui finit bien. La compositrice librettiste confirme ainsi qu'elle est tout autant capable qu'un homme de ces coups de théâtres mais, surtout et plus loin, de prôner l'égalité des genres : entre les "genres" (hommes et femmes) dans les codes de ce genre (l'opera seria).