Fidelio voix doubles à l’Opéra Comique
Ce n’est pas une mais deux Fidelio que découvre le public lors de la première. Souffrante, Siobhan Stagg n’assure que la partie scénique du rôle, laissant Katherine Broderick chanter la partition depuis la fosse : par le hasard des circonstances, Fidelio voit double, à voix doubles.
Pour son spectacle de la rentrée, l’Opéra Comique retrouve Fidelio, qui n’avait pas été joué salle Favart depuis 2008. Véritable déclaration d’amour à la liberté, l’unique opéra de Beethoven est toujours aussi brûlant d’actualité. C’est donc dans une prison moderne, semblable aux établissements hautement surveillés, déshumanisants et aseptisés tirés des fictions américaines, que Cyril Teste place l’action du livret. Les prisonniers et les geôliers évoluent sous une lumière artificielle, dans un lieu situé comme hors du temps, ce qui lui confère quelque chose d’universel.
Pour plonger le spectateur dans l’univers carcéral, le metteur en scène a recours à un système de vidéo surveillance tout au long du spectacle. Installé sur scène, un caméraman suit les moindres faits et gestes des personnages, les images étant retransmises en direct sur des écrans verticaux. Le dispositif permet d’apprécier le jeu d'acteurs -notamment celui de Siobhan Stagg et Michael Spyres, très à l’aise devant la caméra- tout en faisant exister la violence du hors-champ, et à travers elle, le personnage de Florestan (qui n’apparaît en chair et en os qu’à l’acte deux, mais que les écrans montrent, maltraité, dès l’introduction). Le recours aux écrans rend néanmoins un peu plus difficile le suivi du spectacle, multipliant les points d’attention pour le spectateur (scène, écrans, surtitres), qui ne sait parfois plus où porter son regard.
À la baguette, Raphaël Pichon a souhaité replacer l’œuvre dans son contexte de création, rappelant ainsi qu’il est un jalon de l’opéra germanique entre La Flûte enchantée de Mozart (1791) et Le Freischütz de Weber (1821). Le chef d’orchestre, qui avait d’abord imaginé mélanger différentes versions de l’œuvre, a finalement décidé de conserver celle de 1814 dans son intégrité, n’ajoutant qu’un quintette extrait du finale de l’acte II de Leonore, première mouture de Fidelio. Sous la direction de Raphaël Pichon, qui fait montre d’une grande connaissance de l’œuvre, l’orchestre Pygmalion dévoile la partition dans ses détails et ses subtilités, interprétée avec justesse et précision par les musiciens qui font redécouvrir le son imaginé par Beethoven grâce à leurs instruments d’époque.
L'opéra met en scène une femme héroïque prête à tout pour sauver son mari, injustement emprisonné, allant jusqu’à se faire passer pour un homme afin d’intégrer la prison dans laquelle il est incarcéré. Mais, en ce soir de première, le véritable héros, c’est la soprano Katherine Broderick, qui sauve littéralement la soirée. Souffrante, la soprano australienne Siobhan Stagg n'est donc pas en mesure de chanter le rôle pour la première, mais tient à incarner le rôle sur scène, assurant notamment les parties dialoguées. Appelée à la rescousse quelques heures seulement avant la représentation, Katherine Broderick la remplace au pied levé, prêtant sa voix au personnage principal -et à Siobhan Stagg- depuis la fosse. Ce sont donc deux Fidelio que le public découvre, l’une présente sur scène, l’autre dans la fosse. Le spectacle perturbe par ce dédoublement involontaire, le son de la voix ne provenant pas du même endroit que le corps dont elle est censée émaner. Ce qui n’empêche pas, au fil de la représentation, de se laisser séduire par la performance vocale de Katherine Broderick comme par la présence scénique de Siobhan Stagg. Installée derrière un pupitre, assez statique hormis quelques mouvements de mains, la chanteuse dévoile une projection à toute épreuve -projection d’autant plus remarquée qu’elle chante depuis la fosse. Le timbre est éclatant, la prononciation impeccable, les aigus redoutables dans les moments de grande intensité, et les vocalises délicieuses. Sur scène, Siobhan Stagg, qui chante en « lip-sync » (c'est-à-dire en bougeant les lèvres en play back), incarne un Fidelio très grave, courageux mais pas téméraire, laissant transparaître le trouble et l’émotion du personnage par petites touches.
Michael Spyres, qui avait fait montre de tout son talent comique lors de son dernier passage dans la salle Favart pour l’irrésistible Postillon de Lonjumeau, s’illustre ici dans un registre nettement plus dramatique. L’étendue de sa voix éclate dès sa première intervention et ce « Gott » déchirant à l’amplitude saisissante, magnifié par une grande montée en puissance. Sa voix faussement fragile, comme sur un fil, dépeint un Florestan à l’article de la mort mais toujours habité par la quête de la vérité. Les graves lumineux et les aigus précis sont complétés par un jeu d’acteur qui passe du désespoir à l’extase avec une grande facilité.
La soprano Mari Eriksmoen incarne une Marzelline de caractère tout en conférant au personnage une fraîcheur quasi juvénile. Sa voix au timbre pur révèle des aigus délicats et un vibrato ravissant, délivrant une interprétation pleine de nuances : tout en douceur dans le quatuor avec Fidelio, Rocco et Jaquino, ou tout en forces dans le duo d’ouverture avec Jaquino, où la diction acérée et la précision du rythme traduisent l’agacement de la jeune femme. Albert Dohmen campe un Rocco fort sympathique, paternel mais pas paternaliste. Son timbre rugueux et son sens solide du rythme confèrent à son personnage une présence imposante qui lui permet de faire face au Don Pizarro cynique à souhait de Gabor Bretz, tout aussi puissant, qui chante tout en siphonnant une bouteille de champagne. Les voix des deux hommes s’entremêlent à merveille dans le duo de Rocco et Pizarro, au cours duquel leurs graves rivalisent de profondeur.
La distribution est complété par le baryton-basse allemand Christian Immler, qui fait une brève apparition dans le rôle de Don Fernando, personnage bienveillant et magnanime auquel il prête sa voix noble et posée, et le ténor néerlandais Linard Vrielink, Jaquino séducteur au timbre clair et assuré. Accompagné par la Maîtrise populaire de l’Opéra Comique, dont les voix fondues dans la masse ne se distinguent pas toujours bien, le chœur Pygmalion offre une performance solide et pleine de nuances -comme dans le chœur des prisonniers à la fin du premier acte- qui se révèle éblouissante dans le magnifique finale aux airs de chœur céleste, véritable explosion de joie qui conclut avec force un spectacle accueilli avec entrain par le public.