Le Lac d'argent à Gand : immersion multiculturelle contre la dictature
La mise en scène d'Ersan Mondtag (qui avait déjà fait grand bruit avec Le Forgeron de Gand, à Gand) puise dans le contexte historique de cette œuvre Der Silbersee (Le Lac d'argent), interdite par les Nazis dès la seizième représentation en 1933. L'engagement politique et social se déploie dans le cadre du théâtre immersif : le public est plongé en 1933, devant une troupe en train de répéter leur production « Silbersee 33 » malgré protestations et menaces. Les décors, aux frontières entre réel et fantaisie, assument tantôt un rôle symbolique, ou permettent tantôt une mise en abîme du work in progress : un petit théâtre central, une salle de festin style égyptien puis le hall du château d'Olim. Les interprètes transgressent le quatrième mur pour interagir avec les spectateurs, apparemment à leur guise, mais cette proximité avec le public n'est pas gratuite : elle vise à produire le fameux Verfremdungseffekt (effet de distanciation) théorisé par Brecht, le comparse précisément de Kurt Weill. Ce spectacle se déploie toutefois vers un horizon marximaliste, notamment de détournement et d'inadéquation volontaire parfois jusqu'à l'absurdité : critiques de la société actuelle, allusion au conflit au Moyen-Orient, ironie sur le régime chinois contemporain via les costumes de l'Opéra de Pékin, et tensions globales entre classes sociales.
La production ambitieuse réunit dans les rôles principaux des étoiles vocales montantes qui ont récolté de nombreuses louanges, avec des comédiens renommés. Le ténor Daniel Arnaldos incarne Severin. Le vol d'ananas, qui mène à sa blessure sous les coups du policier prussien Olim n'est pas ici le fruit d'une petite délinquance comme dans le contexte originel, mais participe à une intifada de soldats arabes au Moyen-Orient, réprimée par la police israélienne. Comme dans le texte originel toutefois, les deux personnages principaux se caractérisent par une certaine gaucherie, amplifiée encore plus dans le contexte de cette mise en scène. Arnaldos capte bien non seulement le comique du personnage, mais aussi son sentiment de perte par rapport à la société et surtout par rapport à sa propre identité. Il éprouve, en effet, plusieurs étapes de transformations identitaires tout au long du spectacle : de soldat arabe à figure rappelant Saint-Sébastien, assumant finalement son attirance homosexuelle pour Olim, qui le désire dès le début. Saint-Sébastien auprès (très près) du Jésus d'Olim au troisième acte, Arnaldos chante le Lied odysséen en mettant en valeur sa voix cristalline et son timbre enfantin. D'une articulation nette, il garantit l'expressivité et la clarté de la diction, mais sans aucunement oublier la triste ironie du personnage, ce « martyr pour la bonne cause », face à la persécution de la méchante Madame von Luber qui l'humilie et lui ôte tout pouvoir (rappelant dans cette mise en scène qu'il est membre de la troupe et du projet Silbersee 33, terriblement menacés).
Le rôle d'Olim est confié au comédien Benny Claessens. Dans la double réalité de la mise en scène, il est tout d'abord le metteur en scène du projet Silbersee 33 : il entre sur scène pour dénoncer le comportement sexiste (en 2021) des fossoyeurs qui harcèlent des vendeuses. L'équipe scénique s'affole alors sur scène pour gérer cette situation malaisante et négocier différentes issues possibles. Enfin, après une série de réorganisations chaotiques, le metteur en scène finit par interpréter lui-même le rôle d'Olim. Ce chevauchement des personnalités et des réalités est heureusement défendu par un excellent jeu d'acteur, mêlant aussi sa sexualité à l'espièglerie (il séduit Severin ouvertement, monte sur la table devant lui et lui dit « embrasse ton Daddy » pendant le festin égyptien en présence de Madame von Luber, entre autres improvisations amusantes et rafraîchissantes, appréciées du public).
L'actrice néerlandaise Elsie de Brauw capte impeccablement le rôle de Madame von Luber, femme aristocratique désargentée d'une élégance sèche qui cache bien son constant mépris pour les prolétaires habitant le château dont elle est gouvernante. Jalouse, ambitieuse et manipulatrice, elle confie explicitement sa mauvaise intention aux spectateurs, tout en la cachant à ses futures victimes. Ses dialogues improvisés en néerlandais, intercalés par moments avec de l'anglais, rajoutent à l'attrait austère du personnage, qu'elle verse sans hésiter dans la bouffonnerie (après la spoliation des biens d'Olim). Elle fête cette victoire avec le Baron Laur (James Kryshak), tous deux habillés en costumes de l'Opéra de Pékin (le dramaturge Till Briegleb expliquant dans le programme que le Baron Laur représente le président chinois Xi Jinping déguisé tandis que Madame von Luber est à la fois Carrie Lam, « poupée de la Chine à Hongkong » et Mulan, la « Jeanne d'Arc chinoise »). Le duo lui-même est un moment extatique, renforcé jusqu'à l'éclat de la folie par l'accompagnement musical à la fois badin et endiablé.
La soprano Hanne Roos et l'actrice Marjan de Schutter se chargent du rôle de Fennimore, jeune nièce de Madame von Luber tâchée d'espionner Olim et Severin. La diva qui devrait chanter le rôle de Fennimore (Hanne Roos) arrive et annonce qu'elle ne se souvient pas de son texte. Une solution est trouvée à l'improviste : Marjan de Schutter se chargera des dialogues de Fennimore pour complémenter le chant de sa collègue. Les deux Fennimore se complémentent effectivement bien : Roos présente une Fennimore plus proche de la représentation typique d'une femme féerique, rêveuse et mélancolique tandis que Schutter surprend et amuse par une représentation atypique et enjouée du personnage. Roos souligne le caractère féerique du personnage par son timbre velouté, rond et chaleureux, et affirme sa brillance dans la ballade de la mort de César. Chantant en dehors de la scène pour la fin de l'opéra, sa voix s'unit harmonieusement à l'accompagnement orchestral, évoquant la mélancolie et le passage du temps de ce plateau tournant. La Fennimore de Schutter est humaine et très drôle. Elle joue même de la harpe à la manière d'une guitariste rock pendant la ballade de la mort de César chantée par son double, et s'adresse directement aux spectateurs durant la transformation scénique du troisième acte (allant jusqu'à enchaîner l'aria de la Reine de la Nuit et celle de Fennimore dans un esprit cabaret avec piano).
Les rôles secondaires sont également solides. James Kryshak, allégorie de la richesse, réunit l'éclat de son timbre à une articulation remarquée et aux intonations expressives lorsqu'il séduit Olim et lui fait gagner une fortune à la loterie. La combinaison entre l'élégance du chant et l'intention méphistophélique du personnage surprend agréablement, encore davantage pour sa deuxième apparition scénique comme Baron Laur, méconnaissable (et beaucoup plus détendu) en costume de l'Opéra de Pékin. Il ose mettre son rôle de chanteur de côté pour se libérer complètement avec Madame von Luber dans le Lied d'abondance, dont la folie se concrétise par le biais du tempo affolé de la musique. Les fossoyeurs (Simon Schmidt, Onno Pels, Thierry Vallier et Mark Gough) en costumes d'hommes-monstres créent une ambiance terrible mais fantastique. L'unité de leur chant et les différentes nuances d'obscurité dans leurs timbres font basculer dans l'angoisse, encore plus affirmée par le grotesque du mouvement corporel et des intonations perçantes (également surprenantes). Les vendeuses (Dagmara Dobrowolska et Chia-Fen Wu), toutes deux d'un timbre velouté, d'une voix transparente et enchanteresse, font remarquer la finalité comique du grotesque, poussée au sommet lors du contact avec les fossoyeurs.
L'Orchestre symphonique de l'Opéra de Flandre sous la direction de Karel Deseure livre la complexité stylistique et sonore de cette partition rarissime avec soin et raffinement. L'expressivité des cuivres, mise en valeur tout au long du spectacle, s'associe aux résonances nuancées des vents. Les percussions constituent l'épine dorsale de la masse sonore et assurent un poids adéquat pour sous-tendre les différents genres qui se juxtaposent et se confrontent. En outre, la subtilité de la harpe pendant la scène conclusive couronne la portée fantastique du récit. De manière générale, la direction prête une attention particulière au mélange des genres et des styles musicaux qui caractérise la composition de Kurt Weill et leur assure une continuité aisée. De l'influence des cantates de Bach jusqu'à la polyphonie inspirée de Busoni, en passant par le fanfaron cabaretier et la valse viennoise, les transitions ne donnent jamais l'impression de disjonction, mais démontrent une cohérence profonde.
Le Chœur, sous la direction de Jan Schweiger, parvient à assurer deux états d'âme opposés : l'angoisse accusatoire mais aussi la méditation sereine et mystérieuse, qui privilégie l'unité vocale et la sonorité voilée pour suggérer la présence du monde, caché de l'intériorité sur scène. L'aspect serein du chœur ressort, particulièrement émouvant pendant le finale qui représente, sur le plateau tournant et en mode ralenti, la fin de la troupe et de leur projet. Seuls Olim et Severin sont destinés à poursuivre la "bonne cause" au-delà du réel, dans l'imaginaire du lac d'argent.