Carmen au Festival de la Vézère, sur un air (très) latino
Après un Don Giovanni fort applaudi (notre compte-rendu), place donc à un autre incontournable du répertoire lyrique, Carmen, pour conclure le traditionnel week-end d’opéra du Festival de la Vézère, qui semble vouloir se faire plaisir, et faire plaisir à son public, à l’heure de célébrer sa quarantième édition. Un spectacle qui, comme celui de la veille, ne prend point pour cadre la cour du château du Saillant mais, temps gris oblige, la grange de ce même château. Un cadre intimiste où est dressée une scène de taille minime (4 mètres sur 6 environ), ici appelée à être tout à la fois place sévillane, taverne, repaire de contrebandiers et abords d’arène. Là encore, le minimalisme est de mise, tables et chaises fonctionnant comme autant d’objets amovibles pour remplir des fonctions variées et tenter, au mieux, d’habiller l’espace.
L’intérêt se porte bien davantage sur les somptueux costumes de Charlotte Hillier qui, une fois encore, parent les personnages de tenues non seulement fidèles à l’époque du livret, mais se démarquant par un esthétisme affirmé et par des finitions soignées (l’habit de lumière d’Escamillo et les robes à corsets de ces dames sortent tout particulièrement d’un joli lot). Quant à la mise en animation de cette version de chambre, elle fait avec les moyens du bord, c’est-à-dire un espace qui limite les grands effets gestuels et la quête de profondeur dans l’espacement des personnages. À ce titre, voir une danseuse de flamenco (la radieuse Julia Ruiz Fernandez) se livrer généreusement et sans aucun faux-pas à la pratique énergique du braceo et du zapateado sur la petite scène, quitte à en frôler les rebords sur ses hauts talons, semble relever de l’exploit.
De tous ces numéros de danse latino, celui qui accompagne le prélude de l’acte III, avec un subtil jeu de lumières, constitue un moment de grâce gestuelle et de sensualité, même s'il s'agit davantage d'un spectacle dans le spectacle que d’une véritable matière à continuité dans l’avancée de l’intrigue. Intrigue qui se conclut ici par un coup de pistolet, et non de poignard, une infidélité avec le livret qui n'inverse toutefois pas les rôles comme dans une polémique version récente et ne change ici évidemment pas la funeste fin de l'héroïne.
Sur le plan vocal, la palme du soir revient sans nul doute à l’Escamillo de Jean-Kristof Bouton. Le baryton canadien campe un fort charismatique torero, qu’il pare des justes traits de séducteur aussi incandescent qu’impétueux. La voix est incisive et d’autant plus caverneuse à mesure qu’elle s’approche des graves, la ligne de chant se trouvant polie par une qualité de souffle et par un vibrato agréablement ondulé. L’air du toréador est interprété avec toute l’ardeur et l’énergie nécessaires.
La Carmen du soir est plaisante, elle aussi, mais sans transcender le rôle, Katherine Aitken peinant à s’emparer des traits d’ignescence censés caractériser le personnage. La voix est claire, les aigus généreux, et si la qualité de la ligne de chant souffre d’un souffle court (et de graves quasiment parlés), elle n’est pas départie d’une application certaine dans la recherche de teintes variées propres à appuyer les différents ressorts sentimentaux du personnage, ici l’amour et la séduction, là la colère et la provocation. La “Habanera” n’est pas des plus "caliente", mais la mezzo britannique n’y démérite pas.
Le rôle de Don José échoit ici au ténor Robyn-Lyn Evans, qui fait valoir un outil vocal au medium solide et à la projection assurée et ample, même si quelques aigus sont courts en tenue. L’air de la Fleur n’est pas des plus passionnés, mais il est appliqué et empli de délicatesse, avec l’emploi des justes nuances jusqu’au “Je t’aime” final, subtilement éthéré.
La soprano Lucy Hall excelle en Micaëla, avec une voix bien vibrée et généreuse de projection, propre à restituer idéalement les décalages entre une colère sonore et une tristesse traduite en nuances médianes (comme dans “Je dis que rien ne m’épouvante” tout en attendrissement).
Sous les traits respectifs de Frasquita et Mercedes, la soprano Faustine de Monès (brillante Zerlina la veille) et la mezzo Beth Moxon forment un duo très complémentaire dans un registre différent. La première joue la carte d’une fraîcheur et d’une jovialité qu’une voix enjouée et des aigus lumineux viennent joliment caractériser, la seconde, clope au bec, usant d’un mezzo plein d’ardeur et de piquant se mariant bien à une gestuelle affriolante (qui vient presque en faire de l’ombre à Carmen).
En Dancaïre, Meilir Jones emploie son baryton clair et assuré sans faire d’éclats, ni scéniques ni sonores. Les performances des barytons David Stephenson et de Jevan McAuley, en Zuniga et en Morales, se valent par une qualité de chant également partagée et par une même chaleur de timbre. Enfin, Ashley Catling et sa voix de ténor certes émise avec assurance et application, capte moins la lumière avec ce rôle du Remendado, certes moins exposé, qu’avec celui de Don Ottavio.
Au terme de deux heures d’un spectacle au rythme soutenu, ce sont de riches applaudissements qui viennent saluer cette troupe et leur chef une nouvelle fois impeccable, Bryan Evans, musicien accompli et accompagnateur de choix, même si, évidemment, il est bien difficile par exemple de rendre au piano l’incomparable poésie de l’exquis dialogue entre la flûte et la harpe au prélude de l’acte III. Il n’empêche, la performance est formidablement reçue et en appelle encore de nombreuses ici au bord d’une Vézère devenue fleuve andalou le temps d’un soir d’été.