Denis et Katya, création à Montpellier avec Brio(t)
L’opéra de Philip Venables, créé à Philadelphie en 2019, devait faire partie de la programmation 2020-2021 de l’Opéra de Montpellier avant d’être inscrit dans celle du Festival Radio France Occitanie en remplacement du Bacchus de Jules Massenet. L’argument est inspiré d’un fait divers survenu en Russie en 2016 : un couple adolescent fugueur s’enferme dans une datcha et se filme sur Périscope en « livestream », tirant au fusil à pompe sur les fourgons de police venus lever le siège avant de connaître une fin tragique, probablement en se suicidant.
Malgré la présence sur scène d’un baryton et d’une mezzo-soprano, ni Denis ni Katya ne sont incarnés directement dans l’opéra leur étant consacré. Pour refléter le trouble et l’incertitude entourant la version officielle du drame, les solistes incarnent à tour de rôle les témoins du fait divers (voisine, amis, professeur, etc.), qui s’expriment successivement comme dans un documentaire. Ces personnages ne s’expriment jamais seuls : tantôt les chanteurs se rejoignent en duo, tantôt l’un traduit en direct les paroles de l’autre lorsqu’il/elle s’exprime en russe dans un dispositif qui permet de se passer totalement de surtitrage. Plus d’une centaine de « scénettes » se succèdent ainsi, parfois à quelques secondes d’intervalle, rappelant le déroulement d’un fil d’actualité Twitter ou le défilement déshumanisé des visages sur Tinder. Ici, comme dans l’esprit des deux jeunes victimes, c’est la perception par l’extérieur qui compte.
La musique de Philip Venables confère à chacun de ces avatars un langage musical instantanément reconnaissable, une construction à l’unisson de la mise en scène (lumières comme direction d’acteurs) protéiforme de Ted Huffman et du timbre changeant de Chloé Briot et Elliot Madore, amplifiés avec parcimonie pour plus de lisibilité. Ainsi passe-t-on de l’hystérie de la voisine russophone à la rage à peine contenue du camarade en traversant le désespoir résigné du professeur. Les deux artistes se muent parfois en narrateurs, décrivant en voix parlée le contenu des vidéos streamées par les deux protagonistes qui ne seront jamais montrées, ce qui confère à l’œuvre une aura plus proche du théâtre musical.
Le dispositif scénique mis en place par Ted Huffman, également auteur du livret, consiste en un vaste ring blanc vide au coin duquel se retrouve les quatre violoncellistes Cyrille Tricoire, Sophie Gonzalez del Camino, Yannick Callier et Camille Supéra. Sans chef, les instrumentistes déploient avec détermination la partition dense, dissonante et effrénée de Philip Venables : leur tempo martial et la sombreur des thèmes rappellent le destin funeste de Denis et Katya.
En toile de fond, des projections vidéo viennent rappeler l’identité des personnages en train de s’exprimer, interrompus par des commentaires crus des spectateurs de Périscope, sorte de chœur antique 2.0, et des échanges WhatsApp du compositeur et du metteur en scène sur la construction de l’opéra. Ce dernier dispositif méta, ponctué des bips de notifications de rigueur et des staccati entêtants des violoncelles, sort parfois le public de l’action et sert davantage d’intermède entre deux tableaux.
Au vu de la légèreté de l’effectif et des décors, c’est peu dire que la réussite de Denis et Katya repose sur ses interprètes et leur adaptation aux aspérités qu’impose la structure du livret. Elliot Madore, bien que non francophone, porte magistralement les passages parlés de l’œuvre. Le timbre est profond, le vibrato travaillé avec soin, la voix bien placée avec aplomb. Intenable en adolescent coincé sur sa chaise, le baryton déploie dans ce rôle en russe des graves riches en nuances.
Sa partenaire, l’infatigable Chloé Briot fait montre d’une expressivité hors normes : diction convaincante même en russe, projection puissante, engagement scénique total. Parlés comme chantés, ses obscurs récitatifs portent en eux toute l’absurdité tragique du livret. Les aigus sont acérés et glacés, presque wagnériens, et rappellent parfois aux spectateurs le Gesamtkunstwerk du compositeur allemand au cœur d’une œuvre où la voix et le drame dictent tout.
Enfin, dans cet opéra dont les deux rôles sont indissociables vocalement comme scéniquement, la complicité et l’osmose des deux artistes saute aux yeux, et aux oreilles : les timbres se répondent lors des duos, sans décalage malgré l’écriture rythmique complexe. La traduction en voix parlée du chant de l’autre soliste permet de transmettre les émotions avec puissance : l’incompréhension, la découverte en direct, les mouvements scéniques chaotiques sont retranscrits avec épaisseur.
Le public présent au sein de l’Opéra-Comédie offre une ovation aux six musiciens.