La Passion Griselda au Festival della Valle d'Itria
« Vous êtes juges et spectateurs ! » proclame d'emblée le Roi de Sicile, interpellant l'auditoire et le plongeant immédiatement au cœur du drame empreint de sadisme, d'humiliation et d'abnégation. Gualtiero est contraint par son peuple de répudier sa femme Griselda. Il invente alors un stratagème pour prouver que celle-ci, bien que de naissance paysanne, possède l'étoffe d'une reine.
La mise en scène de Rosetta Cucchi propose une fresque sociale d'une grande intensité qui dépasse le simple conflit de couple pour aborder le thème (toujours d'actualité) de la domination masculine. Elle rend vivant un livret offrant peu d'actions car davantage tourné vers la psychologie des personnages, et propose des pistes de lectures multiples privilégiant de nombreuses références à la religion catholique jusqu'à transposer les souffrances du Christ au personnage de Griselda. Le décorateur Tiziano Santi dispose cinq confessionnaux (justifiant l'ajout du personnage de prêtre) qui se métamorphosent au deuxième acte en structures en plastique transparent évoquant le transfert du visage de Griselda, rappelant les suaires qui recouvrent les visages des cinq suivantes de la Reine. Le martyre de Griselda est intensifié par sa lapidation, des hommes lui jetant du sable violemment. D'autres références renforcent cette lecture biblique. Griselda porte son enfant telle la Vierge Marie et les suivantes, toutes de blanc vêtues, font penser aux "vierges sages". Cependant, la présence de rubans rouges qu'elles déroulent après avoir été malmenées par les hommes du village, évoque le viol sans équivoque. Rosetta Cucchi ancre sa scénographie dans la région des Pouilles (lieu du Festival) et fait ainsi un rappel de la région d'origine du prince Corrado. Les costumes de Claudia Pernigotti évoquent ceux des villageois du sud de l'Italie et surtout, Griselda est représentée comme une recluse, isolée dans sa cabane après avoir été chassée du palais. La pizzica (typique des Pouilles) est dansée par son double au moment du jugement (troisième acte).
Les lumières de Pasquale Mari soulignent les intentions de la mise en scène avec de beaux effets comme les ombres chinoises suggestives lors du duo d'amour entre Costanza et Roberto. Si la mise en scène transcrit de façon très imagée l'intrigue, la musique d'Alessandro Scarlatti privilégie l'individualisation des personnages, sans grands effets spectaculaires habituels au style de l'opéra baroque. Griselda, composé en 1721, est le dernier opéra conservé du compositeur sur un livret inspiré du Décaméron de Boccace, en réaction au style virtuose de ses contemporains.
Initialement composée pour 5 castrats et un ténor, l'œuvre est aujourd'hui interprétée par deux sopranos, un contre-ténor, une contralto et une mezzo-soprano dans une distribution essentiellement italienne. Les points communs à tous ces chanteurs sont des voix lyriques bien projetées, compréhensibles auxquelles s'ajoutent des qualités d'acteur.
Le rôle-titre est interprété par la soprano Carmela Remigio. À la fois touchante jusqu'à faire entendre des sanglots lorsqu'elle orne la ligne vocale, elle n'est cependant pas résignée face à son destin aussi bien dans son attitude (tête haute et menton levé), que dans son élocution très accentuée. La constance dans son amour pour son mari se perçoit dans son émission qui demeure homogène.
C'est au contre-ténor Raffaele Pe qu'est confié le rôle de Gualtiero, personnage ambigu en apparence, tout aussi cynique et sadique qu'admiratif du courage de sa femme dans les épreuves qu'il lui fait subir. Sa voix puissante aux aigus amples et projetés peut se nuancer jusqu'à des pianissimi intenses et des messa di voce (conduites de phrasés) éloquents.
Griselda, à peine répudiée, est convoitée par Ottone qu'incarne la contralto Francesca Ascioti. La noirceur du personnage est perçue par l'utilisation quasi constante du registre de poitrine et sa cruauté se manifeste davantage dans son jeu scénique que dans sa puissance vocale.
Gualtiero, dans sa manipulation, utilise sa propre fille, Costanza, pour en faire sa future épouse. Celle-ci est interprétée par la jeune soprano Mariam Battistelli. Ses premières interventions intempestives avec des vocalises se transformant en rires sarcastiques et des aigus brillants traduisent sa colère contre son amoureux Roberto, qui semble manquer de réaction lorsqu'elle est promise à Gualtiero. Elle fait ensuite évoluer son personnage vers plus de douceur et de tendresse après la tentative de suicide de son amant, notamment dans un duo touchant avec Miriam Albano (mezzo-soprano) qui incarne Roberto. Le jeu scénique de cette dernière est en adéquation avec sa voix, expressive dans l'affliction tout comme dans la folie qu'elle déploie dans son air « Amanti, che piangete » où le personnage finit par se trancher les veines.
La voix la plus grave de la distribution est celle de Corrado qu'interprète le ténor Krystian Adam. Avec son médium développé et des vocalises assurées, il affirme l'autorité du personnage de prince qu'il incarne.
L'orchestre La Lira di Orfeo dirigé par George Petrou n'est pas mis en valeur dans cette production. L'acoustique de la cour du Palazzo Ducale semble ternir le son, certains instruments se percevant difficilement (pupitre des violons). L'énergie et la connivence du chef avec ses musiciens n'empêchent pas quelques attaques imprécises et des problèmes de synchronisation avec le plateau ainsi qu'une certaine monotonie dans le continuo.
Les fréquents « Braaaaavo » ponctuant les airs des solistes témoignent l'enthousiasme d'un public passionné.