Triomphe du Temps et de la Musique à Aix
Haendel écrit l’oratorio Le Triomphe du Temps et de la Désillusion à l’âge de 22 ans, sur un livret du cardinal Benedetto Pamphili. L’œuvre allégorique sera profondément remaniée par la suite à deux reprises, changeant de titre au fil du chemin pour devenir un plus adapté Triomphe du Temps et de la Vérité. En effet, si le triomphe du Temps sur la Beauté apparaît inexorable, il apparaît dès cette première version que le Plaisir ne plie pas devant la Désillusion elle-même, mais devant le regard de Vérité que parvient finalement à porter la Beauté et qui provoque sa Désillusion face à la vanité du Plaisir.
L’œuvre est assez sombre et emprunte de la fatalité qui sied à son sujet : la mise en scène de Krzysztof Warlikowski (qui nous a déjà gratifié cette année d’un superbe Château de Barbe-Bleue / Voix Humaine à Garnier) est forte, implacable et noire. Le spectacle s’ouvre sur une vidéo de Denis Guéguin qui pose d’emblée le décor : la Beauté danse avec son amant et le Plaisir en boîte de nuit. Ce dernier leur propose des substances illicites, provoquant la mort par overdose de l’amant, tandis que la Beauté est conduite à l’hôpital sous le regard triste de ses parents, le Temps et la Désillusion.
Krzysztof Warlikowski (© Elena bauer)
La scène est occupée à jardin par un extérieur semblant représenter la cours de l’hôpital. Une porte ouvre sur une salle de spectacle, pour une mise en abîme soulignée par un extrait de Ghost dance de Ken McMullen diffusé avant l’entracte dans lequel le philosophe Jacques Derrida joue son propre rôle (nouvelle mise en abîme) pour expliquer que l’interprétation d’un personnage, fusse soi-même, est un art de fantomachie. Dans cette salle, des Beautés, déboussolées, regardent se dérouler le combat entre les quatre figures allégoriques sur une scène meublée d’un lit d’hôpital, d’un lavabo et d’une table de travail.
La production bénéficie d’un plateau vocal exceptionnel, tiré vers le haut par la direction d’acteurs du metteur en scène, qui rend chaque personnage passionnant tant le jeu est travaillé avec détails et créativité. Sabine Devieilhe, nullement gênée par son ventre arrondi, campe une Beauté adolescente et incandescente, déchirée entre son attachement au Plaisir, et la Vérité (dont le miroir est ici symbolisé par un chapelet) vers laquelle la conduisent le Temps et la Désillusion. C’est finalement en se donnant la mort qu’elle échappe au Temps et rejoint son amant, qui l’attend dans un amer sanglot. Vocalement, la jeune soprano (ovationnée au TCE pour sa Somnambule il y a quelques semaines) impressionne tant ses vocalises sont virtuoses, ses aigus fulgurants et ses graves sûrs. Elle chante avec une musicalité qui charme et éblouit. Son duo de vocalises avec Franco Fagioli, au cours duquel Beauté et Plaisir se rebellent contre le Temps et la Désillusion, reste l’un des grands moments musicaux de la soirée.
Sabine Devieilhe et Franco Fagioli dans Le Triomphe du Temps et de la Désillusion (© Pascal Victor / ArtComArt)
Franco Fagioli (très bon Lucio Silla récemment à Versailles), justement, fait partie des grandes attractions du spectacle. Grimé en David Guetta (avec cheveux longs affichant une raie à gauche, lunettes de soleil, boucles d’oreilles, barbe de trois jours et tatouage au biceps), il montre une qualité théâtrale qui dépasse encore ce que nous en avions vu jusque-là, jouant à merveille la désinvolture du « sale gosse » manipulateur conduisant la Beauté à sa perte, sans se priver d’une grande dose de sensibilité pour interpréter son « Lascia la spina » (air le plus célèbre de l’opéra, repris par Haendel dans Rinaldo). Vocalement, il tient la dragée haute à Devieilhe de sa parfaite technique et de son timbre doré si particulier, dont les graves sont sucrés et les aigus d’une grande clarté.
Le Temps de Michael Spyres est imposant, vorace et inexorable. D’abord costumé en hippie, cheveux et barbe longs et blancs, il avance sûr de sa victoire, promouvant la Vérité et les plaisirs simples (comme les pastilles Vichy qu’il prodigue autour de lui !) avec prestance. Rajeuni dans la seconde partie avec une apparence plus sombre et plus grave, il obtient finalement le renvoi du Plaisir. Le timbre barytonant du ténor est gracieux, bien que les aigus soient parfois forcés, ce qui oblige alors l’interprète à user d’une puissance disproportionnée par rapport à la partition. Les exigeantes vocalises de son air de la seconde partie sont parfaitement accomplies et l’alchimie opère avec la Désillusion de Sara Mingardo, leur premier duo étant simplement somptueux. Cette dernière, plus en retrait, a plus de peine dans les parties vocalisantes, mais elle charme par son grain chaud et profond et son jeu très maternel vis-à-vis de la Beauté.
Scénographie du Triomphe du Temps et de la Désillusion par Warlikowski (© Pascal Victor / ArtComArt)
A la baguette, Emmanuelle Haim survolte son orchestre du Concert d’Astrée, profitant de la qualité de ses solistes, capables de mener leurs arias à des rythmes effrénés. Elle les guide d’ailleurs parfaitement, permettant au quatuor de la seconde partie d’atteindre des sommets de précision. Les fougueux élans s’enchainent par ailleurs sans difficulté avec des ambiances plus intimistes et subtiles.
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