Così fan tutte, ossia De la maison des morts à Glyndebourne
Les rumeurs de la mort de la production signée Nicholas Hytner (en 2006) du Così fan tutte de Mozart et da Ponte ont manifestement été exagérées. Les représentations en tournée en 2017 étaient censées être les dernières, à la grande déception des admirateurs et des dévots de cette mise en scène. Mais il n'y a pas de nuage sans un fragment de lueur d'espoir, et la diffusion vidéo de la production à l'été 2020, en pleine pandémie de Covid-19 a été l’un des palliatifs importants pour les amateurs d'opéra du monde entier.
Une nouvelle reprise de cette production affirme donc à nouveau les pas hésitants de Glyndebourne (et du monde de l'opéra), vers un retour à la normale : une recréation faite avec amour par le directeur de la reprise Simon Iorio, la conceptrice Vicki Mortimer et -surtout- Paule Constable, la créatrice des éclairages. Surtout, car un élément clé de la production de Nicholas Hytner est le reflet luminescent de la Méditerranée qui semble infuser chaque scène de la production. La lumière de la baie de Naples imprègne toutes les scènes extérieures -le jardin du deuxième acte et ses citronniers n'en sont que la plus évidente- mais même à l'intérieur, les couleurs du décor -privilégiant les bruns pâles et les terres cuites- semblent apporter l'éclat napolitain dans la maison où résident les sœurs ferraraises Fiordiligi et Dorabella. La vue du XVIIIe siècle sur la baie de Naples par Antonio Joli, imprimée dans le livre du programme -somptueux comme toujours- est un rappel visuel de la gloire de cette production.
Le Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti (“Ainsi font-elles toutes, ou l'École des amants”, par da Ponte et Mozart), est toujours plus délicat en ce début de XXIe siècle qu'en 1790 : la parodie sentimentale fin XVIIIe siècle est de plus en plus apparentée à une forme de harcèlement aujourd'hui (un point souligné par Hytner dans sa note sensible sur la reprise), mais l'humour du livret de da Ponte et la façon dont il est reflété ou subverti dans la musique de Mozart est source d'une subtilité sans fin.
Le Guglielmo de Glyndebourne, le seul membre britannique de la distribution, Huw Montague Rendall, est une voix qui a déjà fait l'objet d'une attention internationale (Zurich et Salzbourg) et déjà connue du public français (à Rouen, Aix-en-Provence ou encore au Théâtre des Champs-Élysées). Son baryton est bien adapté aux rôles mozartiens et il donne un ravissant "Non siate ritrosi" au premier acte, d’autant plus contrastant avec "Donne mie, la fate" dans l'acte II. La voix est soyeuse sur toute la gamme, bien que Mozart l'étende rarement loin vers les aigus. Mais c'est le jeu d’Huw Montague Rendall qui donne pleine vie à son rôle et à toute la production : imposant, persuasif et plein de remords dans la même mesure, tout à fait brillant dans les scènes déguisées en Albanais à l'acte II.
Konu Kim, remplaçant Alexey Neklyudov, propose un Ferrando légèrement sous-employé qui agit toutefois comme un excellent contrepoids au Guglielmo de Rendall. L'aria est dramatiquement simple et sans complication (faisant oublier combien elle est plus difficile qu'il n'y paraît). Les fioritures sont élégantes surtout dans les sommets de la gamme. Il sait ensuite chanter ses louanges dans le style d'une gavotte, puis offrir encore un côté très différent du personnage excellant dans ses solos mais encore à son meilleur dans le récitatif accompagné passionné où il s'efforce d'accepter sa trahison (particulièrement convaincant dans le passage "A trarle il cor dal scellerato petto"-"Pour arracher le cœur de sa méchante poitrine” en désespérant tremolando).
Le récit de Così fan tutte est mené par les machinations de Don Alfonso, aidé et encouragé par la servante des sœurs, Despina. Alessandro Corbelli est dans son élément ici (Don Alfonso étant un rôle idéal pour un artiste qui a Gianni Schicchi, Dandini, Don Pasquale et bien sûr Leporello dans son répertoire). Son baryton agile ancre et anime les échanges vifs avec tous les autres membres de la distribution, efficace dans tous les registres et magnifiquement articulé autant que nuancé.
La Despina d'Hera Hyesang Park surjoue un peu au premier acte (insistant sur le burlesque aux dépens de l’intelligibilité des intrigues) mais le contrôle revient au deuxième acte où son vrai caractère se révèle. Sa prononciation italienne est hélas émaillée d'erreurs (étrange pour une diplômée de la prestigieuse Juilliard School). Sa voix se déplace cependant sans effort dans le registre supérieur, presque trop doucement pour le personnage, mais en montrant une cohérence de ton et des articulations brillantes.
Julie Boulianne remplace Kayleigh Decker dans le rôle de Dorabella et offre une interprétation très subtile, avec une technique vocale sans faille. Son mezzo nourrit pleinement la partie grave des duos féminins, elle offre des sons merveilleux et elle sait mener avec évidence le registre buffo d'une parodie d'aria seria.
Ida Falk Winland semble d'abord aussi peu à l'aise dans cette reprise de la version Hytner à Glyndebourne que pour la production d'Anne Teresa De Keersmaeker au Palais Garnier en 2017. Le vibrato plutôt serré a tendance à dériver ou la ligne à retomber. Elle se rassérène toutefois au moment du "Come scoglio" de l'acte I, mais après l'entracte, elle ne retrouve plus vraiment l'élasticité et le contrôle dont elle jouissait alors. Son caractère campe toutefois bien la sœur la plus récalcitrante, condamnée néanmoins à la trahison (comme le voudrait une lecture du livret de la fin du XVIIIe siècle).
Les chœurs sont absents, et ne font donc pas résonner le “Bella Vita Militar” à l'acte I ni le finale de l'acte II, mais les topoï militaires sont évidents dans la partition, et cette décision apparaît comme une nécessité et une réponse plus que raisonnable aux questions de coût et de distanciation sociale.
Pour ses débuts à Glyndebourne, le chef Riccardo Minasi assure la cohésion de l'ensemble avec seulement quelques défaillances. Le continuo est assuré de manière conservatrice (compte tenu de ce que les recherches musicologiques permettent de connaître désormais de l'accompagnement du recitativo semplice) ce qui paraît un peu gênant aux côtés des séduisants instruments à vent du XVIIIe siècle de l'Orchestra of the Age of Enlightenment, qui joue avec style et panache.