Le Combattimento au Festival d’Aix : cygne noir de la mélancolie
Le Combat est celui de Tancrède contre Clorinde composé par Monteverdi, associant des passions et des gestes extrêmes et contrastés (ici le combat à mort de deux amants passionnés). Mais toute la scène est plongée dans la Ténèbre de la cécité humaine, traduction symbolique d’une théorie et non d’une métaphysique, celle du cygne noir (empruntée au statisticien Nassim Nicholas Taleb) : un événement imprévisible et improbable mais dont la réalisation aurait des conséquences très lourdes. Certes, pour ce théoricien lui-même, le Covid n'est pas un cygne noir. La pandémie a certes plané sur cette création baroque et tout le Festival mais sans détourner du vrai cygne : pour le spectacle, il s’agit de la mort de Clorinde, pour le public, il s’agit de la fin d’un monde, encore et si souvent frôlée.
Autour de Claudio Monteverdi résonnent les autres maîtres originels de l'opéra : Luigi Rossi, Francesco Cavalli, Tarquinio Merula, jusqu’à Carissimi et ses lamentations (pour des pièces composées essentiellement entre 1630 et 1650) assemblés par le dramaturge Antonio Cuenca Ruiz.
L’orchestre se minimalise sans perdre de ses couleurs, tandis que les petites formes développent des passions exacerbées pour conquérir l'intérêt constant d’un public (à travers ce spectacle et à travers les siècles) qui aime à conjurer ses peurs les plus profondes : pertes d’un amour, d’un enfant, d’une liberté, d’un pouvoir, etc.
Pourtant la dimension cosmique de la mise en scène (due à Silvia Costa) est bien présente, mais semble davantage émaner des recherches des astronomes de ce temps de renaissance que de la symbolique chrétienne (immenses runes celtiques, étoile du berger des mondes, épées laser pour le ciel, maquettes d’un monde naturel et culturel pour le sol). La lumière (Bernd Purkrabek) s’empare de tout, de toutes et de tous, depuis la totale obscurité jusqu’à la laiteuse blancheur d’un jour aussi nouveau qu’utopique.
La dizaine de chanteurs, habillés géométriquement par Laura Dondoli, sont tous aguerris à cette musique si riche en formes de déclamation possible. Hormis les quelques solistes, leurs voix se fondent donc en une communauté indissoluble, celle de leurs timbres réunis et du madrigal justement qui marie et entremêle les voix en accords et contrepoint. Parfois, des voix émergent mais dans le noir, pour une note ou deux, pour mieux revenir dans le giron du collectif, des notes fusionnées et répétées.
Quatre solistes ressortent toutefois : Tancrède, Clorinde, leur narrateur et Lucile Richardot pour son habituel et toujours aussi marquant mélange de maturité et de clarté dans cette voix longue très adaptée à la transformation continuelle du monde musical et du personnage.
Le ténor italien Valerio Contaldo chante le narrateur d'une voix chaude, dont le vibrato emprunte au tremblement très contrôlé traduisant l'intensité dramatique et le fameux cantar recitando (chant récité) de Monteverdi. Étienne Bazola est un Tancrède martial, sûr de ses coups vocaux portés avec vigueur et richesse de phrasé comme de timbre. La voix est profonde et juste, très phrasée et articulée. Julie Roset incarne la guerrière Clorinde dans la fleur de l'âge et la voix, dont la clarté et l'agilité font mouche tout en douceur (mais aussi haletante comme l'émotion et les combats, feutrés).
Sébastien Daucé, dans un rapport scène-salle rapproché comparable au théâtre vénitien de l’époque, à la tête de son Ensemble Correspondances valorise une instrumentation à la palette sans cesse renouvelée en termes de couleur et de virtuosité.
Un nouveau cosmos, après les pleurs, est partout : de la scène jusqu’à la fosse, en passant par un public particulièrement réceptif à ce message d’espérance.