Triomphal Concert d'Adieu de Philippe Jordan à l'Opéra de Paris
Le maestro entre et sort de chacune des deux parties de ce concert sous les ovations du public, visiblement à l'image des souvenirs et des regrets nourris.
Les spectateurs viennent ainsi à la fois revoir ces lieux et dire au revoir au maître musical des lieux : Philippe Jordan qui vient de boucler sa première saison à l'Opéra d'État de Vienne et qui lègue officiellement ce soir, devant la Bastille debout, sa baguette parisienne à Gustavo Dudamel.
Entre les acclamations qui ouvrent et referment chacune des deux parties de ce concert, le silence religieux du public est tout aussi assourdissant, d'autant que même les expirations sont retenues par les masques, mais surtout suspendues et coupées par l'émotion.
Philippe Jordan détaille lui-même dans notre grande interview de fin de mandat les liens entre les deux œuvres et les deux compositeurs au programme (la Faust-Symphonie de Liszt et l'acte III du Parsifal de Wagner) : le moyen pour lui de souligner le travail accompli avec les musiciens de cet Orchestre sur le répertoire symphonique et lyrique. Ce soir, sa baguette joint le geste à la parole et exprime pour lui toute l'action du Directeur musical et chef d'orchestre, lyrique et symphonique, tant il révèle tous les caractères Wagnériens dans l'œuvre de Liszt et réciproquement : L'Or du Rhin fait frémir chaque archet et un Crépuscule divin nourrit les graves, les flûtes ondulent comme des fées du Rhin ou des filles-fleurs, l'accord de Tristan inspire les bois et la chevauchée des Walkyries tous les cuivres, l'appel de Siegfried résonne au cor et sa mort dans les cymbales, les trombones sont les géants du Walhalla, les dragons des cavernes et les ogres des forges. L'émotion et l'intensité des marches harmoniques enchâssées sont à la hauteur et à la profondeur de ces références (au point d'émouvoir les attaques de cuivres et un alto solo diaphane qui finit même par perdre pied).
Faust et Parsifal, deux mythes fondateurs de la culture européenne, deux mythes de la mort et de la résurrection, de la fin et de l'éternité, résonnent ainsi infiniment ensemble et avec cette cérémonie d'adieu. La Faust-Symphonie sonne tel un opéra sans parole et Parsifal comme une Symphonie lyrique, à l'image du travail effectué sous l'ère Jordan.
Philippe Jordan présente et recueille ce soir le fruit de ses douze saisons de travail avec les musiciens de la maison, qui répondent à la moindre de ses intentions au point de sembler toutes les anticiper. Ils obtiennent ainsi ensemble toute la souplesse des phrasés dessinés par ses bras en volutes harmonieuses, et toutes les foudres sonores guidées par les revers de sa baguette tranchante. Les accents immenses terrassent sur place, pour qu'un tendre chant instrumental vienne d'autant mieux réconforter en écho et en continuité des immenses phrases de ces compositeurs, musiciens et chef.
L'Orchestre est ainsi à l'honneur, sur la scène de Bastille, comme pour le Ring enregistré à huis clos fin 2020 (avec même à nouveau Andreas Schager) mais cette fois avec le public emplissant la salle (désormais sans distanciation mais avec masque, pass sanitaire et enthousiasme).
Andreas Schager fait non seulement le lien entre le Ring de cette dernière saison et ce concert d'adieu, mais également entre les deux œuvres de ce programme. Le ténor est d'abord placé en fond de scène avec le Chœur pour la Faust-Symphonie de Liszt, avant de rejoindre l'avant-scène avec ses trois autres camarades solistes pour Parsifal, mais ce ténor héroïque ne sachant donner que 101% de son énergie, volume, projection, amplitude et vibrato, semble toujours à l'avant de l'avant-scène et même juste devant les tympans de chaque spectateur. Parfois, des attaques surgissent aussi droites que raides, mais pour mieux vibrer, d'autant plus et à nouveau. Fidèle à lui-même et comme à chaque fois, Andreas Schager déclenche des réactions d'étonnement et de désapprobation mais surtout de terrifiante fascination, a fortiori pour porter un tel personnage mythique en une telle occasion.
René Pape est également venu, en Gurnemanz (qu'il chantera en décembre à Vienne dans la nouvelle maison de Philippe Jordan). Le chanteur basse officie et bénit cette cérémonie de sa noble stature physique et vocale, les mains jointes en prières ou près du cœur. La tessiture est nourrie de part en part et de bout en bout : depuis la profondeur gutturale du grave faisant trembler la coupe du Graal, passant via un médium articulé comme un Lied, vers des aigus intensément couverts et déployés.
Peter Mattei qui chantait déjà Amfortas ici même sous la baguette de Philippe Jordan en 2018 est en baryton le juste pendant de la basse René Pape, mains également jointes et en prière mais d'une intense douleur. Une douleur toutefois également portée par le lyrisme intense, d'une tension expressive mais jamais serrée vocalement. L'expressivité, elle aussi constante et infaillible, conserve toute son intensité et la transporte par des phrases assouplies vers un sentiment de plénitude, d'abandon, d'adieu apaisé.
Eve-Maud Hubeaux est même venue pour rendre hommage au maestro, un hommage fait de dévouement car la partie qu'elle interprète (celle de Kundry) n'a en ce troisième acte que trois râles et un mot répété deux fois. La mezzo s'y emploie et s'y engage pourtant, suivant la partition attentivement comme elle place et projette la voix.
Les chœurs en fond de plateau ont été préparés par leur nouvelle Cheffe Ching-Lien Wu, dans la foulée de ses débuts maison avec La Clémence de Titus à Garnier : comme un autre symbole marquant et concret du passage de relais. Les voix cérémonielles suivent toutes les directions et intentions du chef et donc de l'œuvre, plaçant et articulant au mieux malgré l'assourdissement dû au masque (dont le noir, comme ceux des costumes et nœuds papillon, marque aussi symboliquement un départ et un deuil).
Fort heureusement pour cette occasion, ce Parsifal n'est pas proposé dans son premier acte et à Bayreuth, où Philippe Jordan a certes ses habitudes mais où le rituel interdit alors les applaudissements.
Nul doute que le public gardera longtemps en mémoire le souvenir de ce mandat, de ce concert, de ce dernier et long accord couronné par un long silence, pendu à cette baguette suspendue dans les airs et qui se pose doucement, recueillant une ovation debout en attendant d'être cueillie par son successeur.
Adieu maestro, au revoir, sans doute d'ici quelques années en ces lieux, comme le suggère Philippe Jordan dans notre interview et Alexander Neef dans son vibrant discours d'hommage final.
Longue standing ovation du public, de lorchestre et des chœurs de lOpéra national de Paris à #PhilippeJordan à la fin de son concert dadieu. Merci Philippe Jordan pour ces douze magnifiques années pic.twitter.com/K0gbBxTaKT
— Opéra de Paris (@operadeparis) 2 juillet 2021