Falstaff au Festival d’Aix-en-Provence, le rire testamentaire de Verdi
Falstaff prolonge et amplifie l’art difficile de l’opéra d’amusement. De Mozart à Verdi, c’est toute une philosophie de la vie tumultueuse entre les sexes, que met au travail la mise en scène, avec la complicité et l’engagement des musiciens et des chanteurs.
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Le jeune chef italien Daniele Rustioni, à la tête de l’Orchestre et du Chœur de l'Opéra national de Lyon, surgit telle une star, ou plutôt un starter, qui va donner dès les premières secondes de l’œuvre tout le potentiel, toute la force de propulsion d’une Ferrari. Verdi, pour ce dernier opus, semble avoir dépassé le design de l’opéra belcantiste, et propose un circuit fait de creux et de bosses, de lignes droites et de tournants. Il s’agit d’être totalement présent à chaque seconde du flux musical pour lui donner toute sa densité et garantir la cohérence de l’ensemble. Opération chambriste virtuose particulièrement réussie par le chef qui assure un jeu de ping-pong millimétré entre la fosse et le plateau.
Le metteur en scène australien Barrie Kosky (qui intervient pour la première fois à Aix-en-Provence, aidé pour la dramaturgie par Olaf A. Schmitt) joue sur la dimension carnavalesque (encore un lien avec Les Noces de Figaro notamment version Lotte de Beer données en parallèle au Festival), comme si notre époque confinée, mesurée, contrôlée, avait hâte d’éprouver sa part, ô combien vitale, de démesure et de mettre en pratique une morale de renaissance, également culinaire (de Gargantua à Top chef). De fait, des recettes sont sensuellement récitées entre les actes, et donnent la part du chef à la farce et à la « bouffe », comme en écho à la morale finale de Falstaff : « Tout dans ce monde n’est que farce. L’homme est né bouffon. »
L’opéra est un kaléidoscope musical qui n’a pas besoin d’un décor surchargé pour tenir le public en haleine. Ce qui change ici est à la fois anecdotique et important : les perruques de Falstaff et de Ford, accessoires de séduction comme de dissimulation, la première reposant sur la seconde. Le décor, quasi unique (Katrin Lea Tag signe scénographie et costumes), est une sorte d’open space dédié à la ripaille, dépouillé comme une cafétéria vintage (éclairée trivialement par les néons de Franck Evin). Les apparitions et disparitions des personnages peuvent se faire sur les côtés, tandis que le fond de scène peut s’ouvrir sur un lit à baldaquin de poupée Barbie ou sur le « petit peuple » inquiétant des esprits de la nuit (toute la troupe décidée à piéger l’ogre Falstaff). Les voilages noirs, autres perruques, transforment les commères en sorcières (Shakespeare encore lui !).
La distribution réunit notamment deux chanteurs emblématiques des précédentes éditions du Festival d’Aix-en-Provence : Christopher Purves et Stéphane Degout (dont les passages en cet auguste lieu lyrique sont à explorer d'un clic sur leurs noms dans leurs pages Ôlyrix). Le baryton-basse anglais Christopher Purves assure un John Falstaff d’une omniprésence surhumaine. C’est moins la profondeur du timbre, qu’il laisse volontiers à l’impeccable Stéphane Degout, qui fait de sa prestation un rare moment de vérité théâtrale, que sa capacité à faire de l’oralité la dimension vitale de l’homme et de l’opéra. La « grande bouffe » est à la fois joyeuse et tragique. Le ventre est fait pour danser (avec une certaine grâce) et s’expanser (avec le secours des vents). Il est fondamentalement généreux.
Le baryton français Stéphane Degout possède le rôle de Ford, alias Fontaine, qui dans les deux cas, reste sur son quant à soi, aussi à l’aise dans le quasi sprechgesang (parlé-chanté) que les amplifications d’homme victimaire. Le timbre est bien crayonné de noir, l’émission explosive, la diction mâchée de près, comme l’exige le naturel du baryton verdien.
Le Fenton de Juan Francisco Gatell est charmant et charmeur. Il assure l’incise bel cantiste dans ses précieux duos romantiques, mais toujours un tantinet lubrique, avec sa Nannetta. Le timbre est doré, délicatement, et sait gagner en volume quand le personnage est pris par l’action (« Dal labbro il canto estasiato vola »).
Les quatre rôles féminins sont parfaitement emboités, et leur timbre varie subtilement d’un pigment à l’autre. Cela démontre la dextérité musicale et psychologique de Verdi, comme celle de l’équipe scénique réunie. L’Alice Ford de Carmen Giannattasio est glamour, telle une starlette blonde et rose, au déhanché de mannequin, au timbre limpide, au phrasé ductile. Elle est le centre de gravité de ce quatuor léger. La Mrs Meg Page d’Antoinette Dennefeld se montre d’un naturel et d’une aisance déconcertante, tandis que la Mrs Quickly de la mezzo-soprano Daniela Barcellona relève d’une composition davantage stylisée, pendant féminin de Falstaff. La Nannetta de Giulia Semenzato est une crème fouettée légère, propre à faire oublier les noirceurs graisseuses de la pièce.
D’autres rôles masculins secondaires s’agitent et arpentent continument l’espace quasi nu de la scène, comme pour montrer que le temps passe trop vite. Les deux serviteurs de Falstaff sont des types humains et vocaux opposés. Le Pistola d’Antonio di Matteo, au physique et à la voix charbonneuse s’acoquine à un Bardolfo (Rodolphe Briand) au timbre volontairement nasillard. Enfin, en « nain rose », le Docteur Cajus de Gregory Bonfatti, est de toutes les parties de chasse, dès lors qu’il n’est pas en première ligne de chant et de mire.
Le public fait une véritable ovation à l’ensemble, aux artistes, à la musique, mais également à la philosophie du propos, qui résonne aujourd’hui avec une autre profondeur.