Lohengrin au cœur d'une société tyrolienne à l'Opéra d'État de Vienne
La nature humaine se manifeste le plus remarquablement dans une liaison étroite avec les autres. Andreas Homoki l'a bien considéré en installant Lohengrin au cœur d'une société campagnarde soudée dans laquelle le monde connaît et déteste tout le monde malgré la belle apparence d'harmonie et d'amitié à l'extérieur. Le prélude installe le drame dans son contexte socio-politique : après la mort du père d'Elsa, Telramund lui offre sa protection, mais elle le fuit avec son frère. Plus tard Telramund, devenu un guerrier célèbre, devrait se marier avec elle, mais elle le rejette violemment et l'humilie en public (jetant son bouquet de mariée au sol). Le Roi Heinrich vient en bon politicien accompagné de son Héraut, un bureaucrate et non pas un messager charismatique.
Tout le drame se déroule dans une salle carrée aux murs de bois. La simplicité de l'espace scénique prend vie grâce aux mouvements des corps qui le peuplent et à l’emploi des multiples tables et chaises en bois qui servent tout à tour d'arène de combat, de coulisse au mariage, de banquet. L'ensemble du drame met successivement trois personnages au centre des actes, et fait de ces personnages des leitmotive scéniques : Lohengrin au premier, Ortrud au deuxième et Elsa au troisième. Le cygne symboliquement représenté par une peinture sur le côté et le lointain du décor joue notamment un rôle important dans la confrontation entre Elsa et Ortrud. L'apparition de Lohengrin (et plus tard du frère d'Elsa) profite de l'encombrement de la scène par les chœurs qui, quand ils se dispersent enfin, révèlent le héros allongé par terre, habillé d’une robe blanche qui symbolise sa pureté. Mais par-dessus tout, c'est la distribution remarquée qui se charge de transformer le conte en intrigues de la société moderne.
Klaus Florian Vogt, Lohengrin habitué, incarne ici non pas un super-héros, mais un héros amoureux, humain et désireux avant tout d'être humain. La légèreté de son timbre se montre harmonieuse avec son interprétation du rôle qui souligne bien la vulnérabilité et l'insécurité du personnage. Il chante avec précision et mélodicité, bien conscient de l'éclat transparent et chantant de sa voix, mais tout de même sans oublier les emportements émotionnels du personnage. L'adieu « Mein lieber Schwan » (Mon cher cygne), sommet lyrique, fait preuve de finesse, de sensibilité, et de compréhension à la fois de la fonction dramatique du chant et de l'état psychologique du personnage. Son échange avec Elsa est également investi de sincérité et d'une dynamique mutuelle qui soulignent leurs élans, mais aussi leur frustration. Lohengrin sort ainsi de sa fonction symbolique de l'incarnation de la Vertu, incarnant bien un personnage de chair et d’os. Il arrive perdu, confus quant à sa place dans la nouvelle société étrangère qu’il a rejointe. Son seul lien est sa bien-aimée.
Sara Jakubiak campe une Elsa convaincue. Sa voix imposante et dense, d'un timbre à la fois brillant et velouté, offre une présence scénique remarquée. Son interprétation du rôle suit d’abord les conventions d’une princesse rêveuse, mais elle installe, au fur et à mesure, les profondeurs et les troubles psychologiques derrière cette façade. Elle valorise ces deux facettes d'Elsa par la solidité de son timbre, mais marque les différents aspects par les nuances vocales et émotionnelles, notamment dans le contraste entre la prière désespérée dans le premier acte et la crise d'angoisse pendant la nuit des noces dans le troisième acte. Dans le premier, elle montre son ardeur surtout par la brillance du registre haut et des transitions souples entre les registres. Dans le troisième, la même brillance du registre haut semble vouloir imiter un cri et est couplée avec des intonations stratégiques des mots, ce qui résulte en une expression de colère vivante, presque comme dans un théâtre parlé.
Tanja Ariane Baumgartner est une Ortrud d’exception. Son chant est brillant, puissant, et précis. Couplée avec la densité de son timbre, la voix est imposante et sombre dans le registre bas et, dans le registre haut elle est capable de percer et d'éclater presqu'au point d'intimider les personnages alentour. Les transitions entre les registres se font naturellement, mais elle est également capable de jouer avec elles pour mettre certains mots ou certaines phrases en valeur. Son jeu d'actrice est également intense : cynique, enragée, froide et cruelle, mais aussi charismatique.
Le chant du baryton-basse danois Johan Reuter en Telramund se remarque par son expressivité et son naturel. Le timbre se pare de dignité, sombre et dense au point de rencontre entre le registre moyen et le registre bas. Par son habilité d'acteur, il capte la fragilité et la honte cachée du personnage, à la fois guerrier, homme de société, amant rejeté et époux asservi.
Kwangchul Youn fascine par la puissance, la clarté et la précision de son chant. Il est digne et sympathique (rendant compréhensible la fascination du peuple du Brabant). Le caractère noble de la voix souligne sa présence scénique. Adrian Eröd en Héraut se met également en valeur par le raffinement de son chant -peut-être même trop raffiné pour le rôle qui demande un timbre plus sombre et plus imposant. Mais s’il sort des attentes du rôle, le Héraut en bureaucratique blasé est néanmoins une figure réaliste et tout à fait reconnaissable de nos jours.
Le succès de la soirée est également dû aux Chœurs sous la direction de Thomas Lang, impressionnants. Ils assurent chacune de leurs apparitions scéniques avec intensité et engagement comme le peuple du Brabant. Cela affirme d'ailleurs leur place importante dans la mise en scène avec sa focalisation sociétale. Ils satisfont cet emploi avec dynamisme et expressivité, faisant du peuple à la fois l’observateur et la cause motrice du drame (ainsi que de véritables individus ayant chacun sa propre bataille sociale et personnelle).
La direction musicale de Cornelius Meister accompagne le drame dans toutes ses nuances. Elle se montre particulièrement attentive aux changements d'ambiances dramatiques entre les scènes, mais fait de telle sorte que les moments découlent naturellement les uns des autres. Les chanteurs sont solidement soutenus de bout en bout dans une collaboration fructueuse et équilibrée.
La contrainte du port d'un masque FFP-2 à l'intérieur et la réduction de jauge des spectateurs n'empêchent nullement l'enthousiasme du public, qui célèbre le spectacle et sans doute pour beaucoup le retour à l'opéra.