Lucio Silla de Mozart à La Seine Musicale : derrière les paravents, la Libertà
La mise en espace de Rita Cosentino se déploie (peu) avec 5 paravents, autant que de personnages, autant surtout que de lettres dans le nom du dictateur romain SILLA dessiné à la craie (une lettre sur chaque paravent). Le nom est rayé par d' autres personnages, qui dessinent également sur ces panneaux le mot MORTE. Les paravents sont ensuite mélangés et une lettre changée, pour former AMORE. Toute une série de mots et de noms sont écrits à la verticale et à l'horizontale (SANGUE, COLLERA, VIOLENZA, FURORE) et finalement les paravents sont remisés sur les côtés pour laisser le finale se dérouler dans une lumière formant une fleur, tandis que les personnages s'offrent des fleurs. Dans un même schématisme littéral, lorsque Lucio Silla se fait menaçant, il doit parcourir la scène en brandissant un poignard sous une lumière rouge. Les costumes eux aussi sont d'une symbolique très simple en cherchant la sobre touche moderne (Cecilio troquant son sweat-shirt à capuche choisi pour représenter l'exil, contre un imperméable mystérieux accompagnant son retour discret). La scénographie ménage toutefois les passages touchants de l'œuvre : les paravents ont également un panneau ajouré à travers lequel les amants Giunia et Cecilio se font des adieux déchirants (dans une scène et une partition qui rappellent la beauté sublime du "Pur ti miro" qui referme un autre drame lyrique romain : Le Couronnement de Poppée).
Franco Fagioli, en sénateur exilé Cecilio déploie l'intensité de son timbre constamment vibrionnant sur chaque syllabe dès le récitatif. La moindre de ses notes est ainsi animée (même lorsque le sens ne l'exige pas ou exigerait l'inverse). Le chanteur enchaîne et bascule d'ornements en virtuosités, balayant tout l'ambitus dans un déchaînement pyrotechnique qui enthousiasme et ravit le public. Tout autant animé par l'incarnation du personnage et les mouvements scéniques, il balaye le plateau comme son ambitus, rendant d'autant plus intenses et impressionnants les moments où il se pose et pose même des notes de baryton, pour multiplier encore davantage les vocalises.
Olga Pudova en Giunia (fille de l'ennemi de Lucio Silla et amoureuse de l'exilé Cecilio) passe d'abord en retrait dans les graves, diminuant l'impact de sa colère comme de sa tristesse, mais les retrouvailles amoureuses lui inspirent des élans vers l'aigu aussi lyriques qu'intenses. Surtout, ce moment devient un déclencheur, menant vers la perte amoureuse et le drame. La soprano ne cesse alors de nourrir la voix et l'émotion dans des profondeurs de tristesse bouleversantes.
Le nom même du chanteur Alessandro Liberatore annonce d'emblée la fin de l'histoire et la couleur, du drame et de sa voix : le ténor incarne Lucio Silla, dictateur romain qui finira en libérateur (littéralement) des prisonniers politiques et de son peuple. La voix est aussi des plus libérées, avec une projection toujours intense et diversifiée. Quelques notes dérapent de fait, d'autres serrent et le dolce est peu audible par contraste, mais l'ensemble est nourri d'une intensité lyrique saisissante.
Chiara Skerath reprend avec le rôle de Lucio Cinna sa coiffure habituelle pour les rôles masculins, avec raie impeccable et toujours à la même place : idem pour la voix toujours aussi précise dans les attaques et relances ornementées. L'intensité de son jeu et de son phrasé parcourt toute la gamme de ses sentiments fougueux et de l'ambitus (recueillant bien justement les premiers applaudissements, pour le premier air de la soirée, lançant ainsi l'accueil qui sera fait à chaque aria de chaque soliste, par un public ravi).
La voix d'Ilse Eerens en Celia (sœur de Lucio Silla) disparaît subitement dans les aigus et les vocalises plus serrées, marquetées et tachetées. Elles se font toutefois des appuis vers de longs phrasés aiguillonnés et embrasés.
À l'image de cet opera seria (enchaînant récitatifs et arias dans de grands contrastes expressifs) et des variations d'intensité scénique et lyrique, l'Insula Orchestra offre également un accompagnement très contrasté, dans les couleurs et les nuances, mais en reflétant une force brusque de la direction musicale de Laurence Equilbey. Les accents surgissent soudainement, passant du pianissimo au forte accentué, traduisant la violence des sentiments et des drames vécus par les personnages mais ne déployant des phrasés que dans des passages intermédiaires et pour l'accompagnement du chant. L'équilibre est aussi compliqué par la largeur de la fosse aménagée devant la scène, éloignant les cordes du clavecin dont le son martelé rigidifie l'ensemble. Les timbres des instruments d'époque sont un peu réticents au début de la soirée mais retrouvent leur justesse alors que les décalages rythmiques initiaux reviennent au courant du concert.
Enfin, le Jeune Chœur de Paris distancié et masqué derrière les panneaux se fait témoin éloquent du drame. Peuple d'ombres brimé émergeant des ténèbres avec intensité vocale, justesse et articulation, la noblesse de leur hymne à la gloire de l'empereur se teinte très justement de couleurs atténuées pour traduire la servitude politique. Le Chœur conclut ainsi avec d'autant plus de gloire réjouissante la fin heureuse et triomphale où le tyran devient démocrate et tous les couples sont unis.