Devielhe, de Moscou à Saint-Pétersbourg en passant par la Philharmonie de Paris
Les frontières musicales s’ouvrent à la Philharmonie de Paris
Le protocole sanitaire et la fermeture des frontières n’atteignent pas la musique qui, de par le programme de ce soir, invite à un voyage en Russie, pays de forts contrastes. Intra muros, les consignes sont cependant strictement respectées (le public de la Philharmonie donnant régulièrement un exemple irréprochable) : la jauge de la salle réduite, les choristes chantant espacés et avec masque, un pupitre par instrumentiste et la soliste placée sur le côté derrière l’orchestre.
Le programme s’articule en deux parties distinctes révélant toutes deux les liens que les compositeurs russes tissent avec le chant populaire et le répertoire religieux. Les pièces pour chœur a cappella de la première partie invitent au recueillement (deux extraits des Vêpres de Rachmaninov et le Pater Noster de Nicolas Kedroff). Ces deux œuvres font revivre une musique liturgique orthodoxe, héritière de la tradition byzantine, dans une certaine austérité accompagnée d’une somptuosité sonore. Le doux lyrisme émanant des trois romances pour soprano et orchestre prolonge la sérénité du climat et dévoile l’attachement des compositeurs russes à la tradition populaire des chansons influencée par les musiques tsiganes. Le Rossignol et la Rose de Rimski-Korsakov empreint d’orientalisme, Comme tout est beau ici extrait de l’opus 21 et la Vocalise extraite de l’opus 34 de Rachmaninov offrent un déploiement mélodique d’une grande pureté et une orchestration chatoyante.
La transition vers la deuxième partie du programme dominée par la Dixième Symphonie de Chostakovitch s’effectue par le finale du Concerto pour chœur de Schnittke. Cette pièce pour chœur a cappella affiche une volonté de retour à la tradition très ancienne de la liturgie orthodoxe, toutes les voix se rassemblant dans une communauté de ferveur. Cependant, cette stabilité de l’ensemble est mise à mal par un phénomène de diffraction des voix, entraînant une complexité des accords et des dissonances acides qui emmènent l’auditoire ailleurs, notamment vers la Symphonie de Chostakovitch. Cette œuvre est remarquable par son ampleur et ses contrastes qu’éclaire le contexte particulier de sa composition : « J’ai en effet évoqué Staline dans ma Dixième Symphonie. Je l’ai composée juste après sa mort, et personne alors n’a deviné à quoi elle faisait allusion. Elle parle de Staline et des années de stalinisme. Le deuxième mouvement, scherzo, est d’ailleurs, si l’on peut dire, un portrait musical de Staline. Il y a bien sûr beaucoup d’autres choses, mais cela, c’est fondamental » (Chostakovitch). Le climat dramatique et la diversité expressive sont impressionnants : de poignantes mélodies, des montées en tension, une grande mélancolie, des allusions à quelques danses populaires, « une suite d’exclamations déchirantes de détresse, rompue par quelques espoirs d’un répit illusoire » (explications du programme de salle).
Le Chœur de l’Orchestre de Paris initie ce voyage avec le premier numéro des Vêpres de Rachmaninov et révèle un son d’ensemble lumineux. Le grand nombre de chanteurs et la distanciation exigée les obligent à investir les gradins de face et de côté, faisant ressortir parfois quelques voix de ténors situés aux extrémités. L’effectif est renforcé par l’ajout de basses supplémentaires, indispensables pour faire sonner les notes dans l’extrême grave des Vêpres et pour les prolonger durant toute la fin du Concerto pour chœur. L’ensemble préparé par Lionel Sow offre un son équilibré permettant d’entendre tous les pupitres notamment dans le Pater Noster d’écriture homorythmique. Les voix peu vibrées (surtout chez les sopranos) favorisent la netteté des dissonances lorsqu'elles se séparent dans la pièce de Schnittke. Le chœur répond à l’impulsion enthousiaste et généreuse du jeune chef d’orchestre Lorenzo Viotti, qui dirige par des gestes discrets, voulant préserver l’expressivité sans altérer les lignes de chant. Toutefois, il s’engage passionnément dans la Symphonie de Chostakovitch afin d’obtenir de l’Orchestre de Paris les mille contrastes de la partition. La phalange est remarquable aussi bien dans la subtilité de l’accompagnement des romances que dans l’intensité extrême de la dernière pièce.
La soprano Sabine Devieilhe participe au voyage en interprétant les romances de sa voix fine et rayonnante. Placée derrière l’orchestre, sa présence s’amenuise quelque peu dans « Tout est beau ici » de Rachmaninov, néanmoins, sa voix instrumentale émerge de l’orchestre et déploie les mélismes de la Vocalise dans une grande souplesse. Contrôlant le phrasé des douces mélodies, la ligne de chant s’envole vers les notes suraiguës avec délicatesse emmenant l’auditoire vers les cieux.
Des limbes savoureux des romances aux secousses de la symphonie en passant par la ferveur des chants sacrés, le public remercie les artistes pour ce voyage émotionnellement fort et contrasté.