Prise de rôle réussie pour Erin Morley dans Lucia di Lammermoor à Nancy
Jean-Louis Martinelli, le metteur en scène de la nouvelle production de Lucia de Lammermoor de Donizetti pour l’Opéra de Nancy, a choisi d’axer son travail sur la caractérisation des personnages et l’esthétique scénographique composée autour d’un élément central : l’eau. Pour ce faire, il opte pour une transposition dans une sorte d’entrepôt des années 1960 (lire l’interview de Jean-Louis Martinelli à Ôlyrix, dans laquelle il détaille son concept de mise en scène). Les vidéos projetées en fond de scène et caractérisant les extérieurs sont particulièrement travaillées : un cheval galopant sur l’océan et semblant crever l’écran pour surgir sur la scène, ou encore une chute d’eau dont le réalisme est renforcé par des nuages de fumée semblant s’en échapper, tels des éclaboussures. Les lumières, créées par Jean-Marc Skatchko, sont également soignées. Ainsi, durant la très fameuse scène de la folie, un éclairage rouge baigne les planches de la scène, des ondées se formant comme si des gouttes de sang formaient des ronds dans l’eau. Sobre, cette mise en scène laisse la part belle à la partition, évitant les distractions.
Scénographie de Gilles Taschet pour la mise en scène de Lucia di Lammermoor par Jean-Louis Martinelli (© Opéra national de Lorraine)
Trois personnages ressortent pour le travail effectué dans le jeu théâtral. Le rôle-titre d’abord, tenu pour la première fois par Erin Morley (lire son interview à Ôlyrix), se retrouve psychologiquement broyé par la connivence des hommes qui l’entourent. La violence qu’elle subit est avant tout morale, constituée de chantages, de mensonges et de manipulations. La jeune soprano américaine ne touchera certes pas la prime aux décibels, bien qu’elle reste parfaitement audible, y compris dans le septuor avec chœur concluant l’acte II : son interprétation est toute en sensibilité, en délicatesse et en intensité. Ce dernier point est notamment illustré par sa confrontation avec Enrico à l’acte II. Sa colère froide et son désespoir sont rendus avec force et conviction. Le sourire démoniaque affiché durant la scène de la folie est glaçant. Le geste sophistiqué et la voix claire, elle vocalise avec agilité et parvient à atteindre des suraigus parfaitement maîtrisés.
Erin Morley dans le rôle de Lucia di Lammermoor (© Opera national de Lorraine)
Enrico, le frère de Lucia, est également très travaillé par Jean-François Lapointe, à mille lieues des personnages monolithiques parfois présentés. Côté pile, il est un frère aimant bien qu’aveuglé par son égoïsme et sa propre angoisse : il montre une réelle tendresse lorsqu’il veille à ce qu’elle ne chute pas une fois sa raison égarée. Dès lors, ses remords gagnent en crédibilité. Mais côté face, c’est avec une violence sourde qu’il lui force la main au moment de signer le contrat de mariage. C’est avec cette même violence inexpugnable qu’il s’élance tel un écolier vers Edgardo pour un combat de cours de récréation. Vocalement, le baryton, après quelques minutes de flottement, déroule la partition avec assurance, de son timbre si riche, noble dans les graves et lumineux dans les aigus.
Moins important dans la partition, le Normanno d’Emanuele Giannino bénéficie également d’un important travail d’acteur : le cigare aux lèvres, le ténor livre une interprétation glaçante du conseiller véreux d’Enrico, qui garde un sourire méprisant aux lèvres, même après que Lucia ait sombré dans la folie et que Raimondo, l’homme d’église confident de Lucia, l’ait menacé d’un tourment éternel, au cours d’une scène coupée dans la quasi-totalité des productions.
Emanuele Giannino (© DR)
Raimondo, justement, est interprété par Jean Teitgen, qui impressionne (comme toujours !) par la richesse de son timbre, sa puissance vocale qui sait toutefois s’adoucir dans les ensembles pour ne pas créer de déséquilibre, et sa tessiture sans fond. Le travail d’acteur, moins abouti, le contraint à errer sur scène, les yeux baissés et qui ne s’allument que lorsqu’il chante. Cette faiblesse est aussi celle de Ramé Lahaj, qui a déjà chanté le rôle d’Edgardo à Rouen et Limoges cette saison et qui le reprendra pour ses débuts à Bastille l’an prochain. Il n’est pas aidé par son costume unique et désuet, qui semble le placer comme un employé d’Enrico plutôt que comme une menace à sa prospérité, ni par une mort trop peu crédible pour être touchante (il se perce le cœur sans qu’une goutte de sang ne tâche son t-shirt blanc puis finit la scène dans une position improbable). Vocalement, il alterne le très bon, en particulier son aigu tenu sur le fil qui conclut l’opéra, une projection sûre (notamment de son "Respondi !", lorsque son personnage comprend la trahison dont il est victime), et des médiums au timbre affirmé, avec des passages nombreux dans lesquels il doit forcer sur sa voix, laissant ses aigus se perdre dans le larynx et entraînant de sérieux problèmes de justesse. Christophe Berry est un Arturo sonore tandis que Valeria Tornatore remplit parfaitement son rôle d’Alisa d’une voix puissamment projetée et un timbre tout en rondeur.
Lucia di Lammermoor par Jean-Louis Martinelli (© Opéra national de Lorraine)
A la tête de l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, le chef Corrado Rovaris livre une partition appliquée, tantôt précise (dans le finale contrapuntique de l'acte II), enflammée (au début du même acte) ou très colorée (la scène de l’orage) mais manquant parfois de rebond (durant les premières scènes, par exemple). Le public a particulièrement apprécié le choix d'un accompagnement à l'harmonica de verre au son envoûtant pour l’air de folie plutôt qu'à la flûte, et l’a fait savoir durant les saluts. Enfin, le Chœur de l’Opéra national de Lorraine est puissant et précis. Il bénéficie d'une brillante direction d’acteur de Martinelli, qui crée de l’action en individualisant le jeu des artistes de chœur, comme le retardataire à la signature du contrat de mariage, ou les différents personnages imaginés pour le cocktail qui s’en suit.
D'accord ou pas d'accord ? Vous avez vu le spectacle : rédigez votre critique sur Ôlyrix en cliquant ici !