Le Diable à Paris à Tourcoing
L'Atelier Lyrique de Tourcoing avait pu donner deux concerts -seulement- à son public en début de saison, avant le reconfinement de la culture. Dans une cruelle ironie du sort, il ne peut donner que deux concerts pour la conclure. Mais ces deux derniers concerts annoncent, avec la fin d'une saison, le début après l'été d'une prochaine d'une richesse inédite grâce à des créations, maintiens et reports. Contre ce diable de virus, le Théâtre Tourquennois et la Compagnie Les Frivolités Parisiennes ont déployé une énergie de tous les diables (et de tous les tests-PCR), pour rendre possible ce spectacle, puis une fois sur scène et en fosse pour réjouir le public. Objectif clairement atteint comme en témoignent les rires et applaudissements tout au long de cette représentation.
Ce Diable à Paris, opérette composée en 1925 par Marcel Lattès sur un livret de Robert de Flers, Francis de Croisset et Albert Willemetz, a en effet de quoi charmer sur plusieurs niveaux, aussi bien l'œuvre que cette production (signée Edouard Signolet) avec ses numéros music-hall, cabaret dansés, chants et comédie. Le plaisir de découvrir ou redécouvrir cette riche tradition musicale, faussement légère, avec ses couleurs orchestrales (ici déployées avec beaucoup d'entrain et de caractère, notamment chez les cuivres, harpe et percussions le tout sous la direction très investie de Dylan Corlay) se fait d'autant plus immédiat que les œuvres de ce genre enchaînent et font revenir des "tubes" chansonniers (ici surtout le refrain "Proserpine" entonné par le diable et revenant au fil de l'œuvre sur autant de tons que de langues : en français, allemand, anglais, espagnol avec castagnettes et même hindou). Le dynamisme coloré est ici à tous les étages, en fosse avec les instruments, sur scène avec les solistes chanteurs mais également les "Boys & Girls" qui dansent et font les chœurs (ils représentent d'abord le petit monde tranquille de province puis les artistes du cabaret parisien). Toutes ces couleurs, musicales et scéniques, peuvent ainsi être appréciées au premier degré pour le simple plaisir d'admirer des tenues arc-en-ciel ou pailletées, des sourires radieux dans un décor candide puis étincelant, tout comme elles peuvent s'apprécier au second degré, comme une parodie volontairement excessive et exagérée de ces mêmes éléments (rappelant précisément que ce genre de l'opérette habille à cette époque son sarcasme de sucreries, et rhabille tout la société de paillettes en toc).
L'histoire est tout aussi simple à suivre, car il s'agit du mythe de Faust actualisé à la vie moderne. La jeune femme s'appelle même ici aussi Marguerite et sa mère Marthe, le diable est bien là, et Faust se nomme ici tout simplement André. Même le nom de la femme fatale meneuse de revue : "Paola de Valpurgis" est une référence à la "Nuit de Walpurgis", fête païenne également célébrée dans le Faust de Goethe. André obtient ici du diable amour et richesse (pas une richesse de savoir mais d'argent qui lui permet de monter à Paris). Sauf que la société a bien changé depuis l'époque de Goethe et c'est ici le diable qui se fait berner par toute la société moderne et urbaine, bien plus diabolique que lui (d'où son désespoir de devoir s'en retourner, sans âmes, aux Enfers, retrouver sa femme Proserpine qu'il hait -rappelant les déboires conjugaux entre Orphée et Eurydice version Offenbach).
André, amoureux épris de Marguerite la garde-barrière du passage à niveau de Guéthary au Pays-Basque, est incarné par Mathieu Dubroca. Le baryton au très vaste répertoire (de Yes ! à Une Passion après Auschwitz) s'investit pleinement dans toutes ces péripéties avec une prestation constamment superlative, dont l'emphase correspond à la double lecture possible de cette version, mais qui rend ses effets vocaux excessifs (ses couplets insistant déjà bien assez, dès son premier air, répétant dans un effet comique la dernière syllabe de Chaque vers : "devant un passage à niveau, vos... beaux yeux", "je vous le crie tout haut... Ô", etc). Le placement de voix s'arrondit jusqu'à donner l'impression d'une bouche brûlante avec un timbre voilé malgré une tessiture visiblement placée.
André n'est pas le seul à se jouer du diable, l'aiguilleur Fouladou obtenant pour sa part la beauté du diable (sans non plus y laisser son âme) et la main de Marthe (tante de Marguerite). Un fameux dicton veut qu'un bon interprète puisse exprimer son talent même en chantant le bottin ou la recettes crêpes, Paul-Alexandre Dubois le fait ici en entonnant les numéros des trains, avec entrain, agile. Sa faconde vocale, dans le jeu comme le chant projette d'abord des accents populaires puis un dandysme résonnant de graves en devenant le beau James (et enfin l'amant charmant surnommé Pepito pour sa Pepita de Marthe).
Le diable quant à lui devient un Maharadja en grande tenue (mais cachant toujours en-dessous sa combinaison en latex rouge). Son jeu parodique fait indéniablement mouche et sa voix grandiloquente ou tremblante correspond au personnage et au texte lorsqu'il chante "ça fait trembler ma voix" entre autres passages légers. Mais Denis Mignien garde le même caractère, un vis comica inépuisable mais les mêmes moyens y compris pour ses grands airs chantés, alors que ceux-ci sont en fait des morceaux de bel canto exigeant une très sérieuse technique lyrique s'ils veulent faire leur vrai effet, dans un contraste de tous les diables.
Marthe passe de garde-barrière provinciale à la Dame du Train Bleu, et cette tante acariâtre admonestant constamment sa nièce Marguerite se voit elle aussi ravie de monter à Paris, heureuse comme une marquise et chantant "Tout me va très bien !" : Sarah Laulan joue pleinement ce rôle. Sa prestation réjouit d'emblée et constamment, son jeu étant aussi riche et délicieusement rythmé que son chant. La voix se déploie avec plénitude dans les graves poitrinés et s'élance même vers des aigus (un peu sourds), avec éloquence et caractère : les qualités cardinales de ce répertoire.
Marguerite est chantée par Marion Tassou, vibrionnant dans l'aigu mais au médium assourdi, quoiqu'appuyé avec homogénéité (sauf les nuances piano très en retrait) rendant difficile de saisir son texte. L'aigu coloré est toutefois très seyant au genre (sauf le forte trop appuyé, comme le jeu, imitation de Louis de Funès faisant du karaté, qui amuse toutefois beaucoup le public). En Paola de Valpurgis, Julie Mossay déploie une grandiloquence vocale à l'égale de ce personnage prétentieux (se moquant de tous ces "provinciaux qui disent Bonjour avec un sourire niais"). Mais la voix déployée vers l'aigu manque d'ancrage.
Enfin, fantastique Mary Poppins en blanc puis diablesse en rouge et noir, la narratrice Céline Groussard apporte son constant dynamisme, sur une voix de braise et de cendres. Ses interventions ne permettent ainsi pas seulement de pleinement suivre l'histoire mais de les savourer en tant que telles.
Tout est bien qui finit bien pour tous : André épouse Marguerite, Fouladou épouse Marthe, Valpurgis épouse sa carrière faite de plaisirs, et tous se jouent du diable, seul pour lequel tout finit mal.
Ce spectacle diaboliquement efficace reçoit du public un accueil de tous les diables.