Gran Partita, plongée dans la Nuit par l’Ensemble intercontemporain à la Philharmonie
Après un concert dédié au feu prométhéen la veille, l’Ensemble intercontemporain poursuit sa série de créations avec La Nuit sombre. Commande de l’Ensemble lui-même et composée en 2019-2020 par le compositeur italien Aureliano Cattaneo, l’œuvre pour deux voix et ensemble spatialisé se distingue par sa forme même : bien qu’autonome stylistiquement et ne citant jamais la Sérénade de Mozart, son interprétation ne peut s’effectuer en dehors de celle-ci car ses cinq parties sont justement conçues pour s’immiscer entre les différents mouvements de la "Gran Partita". À travers cette proximité formelle et cette indépendance, le compositeur né en 1974 entend offrir un autre cadre d’interprétation et d’écoute de la Gran Partita : « J’ai imaginé y ouvrir un espace sonore qui nous permettrait d’écouter la Gran Partita dans un contexte différent ».
Autre source d’inspiration, de laquelle le compositeur tire également le titre de l’œuvre : le roman de Jan Potocki (contemporain de Mozart), Le Manuscrit trouvé à Saragosse. Le compositeur tire cinq fragments de ce roman du début du XIXe siècle dont le récit principal contient lui-même une succession de nouvelles, où abondent les références à l’histoire des arts (personnages portant les noms de Vélasquez, de Pacheco, par exemple). À l’instar du romancier polonais, Aureliano Cattaneo entremêle les genres et compose une œuvre dans une autre. Les parties de La Nuit sombre s’enchaînent ainsi parfois directement avec celles de la Sérénade, entraînant une rupture, d’abord géographique puisque l’œuvre est interprétée par quatre groupes spatialisés (deux groupes instrumentaux positionnés de part et d’autre de la scène et deux autres aux balcons, de chaque côté de la salle, composés respectivement de Peyee Chen accompagnée d’un trombone alto, et de Rinnat Moriah, accompagnée par la flûte traversière). L’exécution de la Gran partita écrite pour 12 instruments à vent et une contrebasse est en revanche habituelle, au centre de la scène. La rupture est également stylistique bien sûr : à l’écriture harmonique et à la métrique stable de la partition mozartienne succède la force brute du son, employé comme énergie pure, parfois même, primitive.
Émergeant de l’épaisseur de l’ensemble, les voix de Rinnat Moriah et de Peyee Chen enveloppent la salle telle une résonance naturelle. Parfois plus étouffée dans les graves, la voix de Rinnat Moriah s’élève avec force et précision dans les aigus. Intenses, ses vibratos s’épaississent dans les climax, jusqu’à l’apaisement, où ils prennent alors une teinte cristalline.
Ronde et pleine, la voix de Peyee Chen épouse la langueur plaintive des glissandi descendants. Son timbre s’accorde parfaitement avec celui du trombone alto qui l’accompagne, formant parfois une fusion sonore, presque irréelle. Malgré la distance spatiale et les textes triturés par le traitement musical, les deux chanteuses font preuve d’une constante synchronicité : leurs voix s’enlacent, s’échangent tels des échos mutuels.
L’ensemble des deux œuvres s’enchaîne avec précision sous la direction légère, parfois bondissante de Matthias Pintscher. Maîtrisant les deux œuvres, il ne se départ à aucun instant de sa vivacité, dirigeant du regard, de la tête, maniant sobriété et énergie. À l’Épilogue de La Nuit sombre suit le Finale mozartien porté par une irrépressible jubilation de l’ensemble à vents : une ouverture peut-être souhaitée par Aureliano Cattaneo, dont le titre de la pièce fait également référence à l’actuelle « Nuit sombre » dont chacun espère la fin.
Le concert s’achève sur les acclamations générales d’un public très enthousiaste, félicitant longuement le compositeur présent dans la salle.