Réouverture du Teatro Colón : Piazzolla joue Piazzolla
Quatorze concerts jalonnant la programmation du mois de mars du Teatro Colón commémorent ainsi la naissance d’Astor Piazzolla et la réouverture de la fameuse scène argentine, même si María de Buenos Aires, le seul opéra composé par Piazzolla, n’est pas proposé au public en cette occasion historique. La soirée du 11 mars se passe en famille, mais c’est davantage celle du tango que celle de l’opéra, qui est ici sur scène et dans la grande salle, réduite à 30% de sa capacité habituelle pour cause de protocole sanitaire. Daniel « Pipi » Piazzolla est à la manœuvre et reprend le flambeau familial du grand-père pour réinventer et réinterpréter, avec son sextet Escalandrum (d'après le nom d'un requin qu'ils pêchaient ensemble), l’œuvre unique de son aïeul.
Si Daniel Piazzolla manie avec précision les baguettes métonymiques de chef, c’est sur sa batterie que celles-ci impriment de subtiles variations rythmiques et résonnent au gré d’arrangements jazz soignés et parfois savants signés du pianiste Nicolás Guerschberg. Gustavo Musso (saxophone alto et soprano), Damián Fogiel (saxophone ténor), Martín Pantyrer (clarinette basse) et Mariano Sívori (contrebasse) complètent Escalandrum, les deux premiers titres instrumentaux de la soirée (Lunfardo et Primavera Porteña) témoignant d’une forte cohésion d’ensemble et d’une formation regroupant des individualités inspirées. Un titre comme Adiós Nonino, qui clôt le spectacle, permet ainsi à l’instrumentation et à l’orchestration de briller une dernière fois : le caractère concertant et virtuose du solo de piano en guise d’introduction au morceau rappelle bien que la musique de Piazzolla a toute sa place dans la salle principale d’une maison d’opéra, tandis que la beauté du thème est sublimée par les couleurs ouatés et cotonneuses de la clarinette basse. Cette soirée compte parmi les invités d’honneur Chango Spasiuk, accordéoniste argentin d’une grande sensibilité qui, en interprétant Oblivion, réconcilie son instrument avec les inflexions nostalgiques d’outre-temps du bandonéon d’Astor Piazzolla. Des chanteurs de renom redonnant à la voz tanguera (les intonations vocales propres au genre du tango) ses couleurs et charmes d’antan sont également de la partie : la pétillante Elena Roger, figure argentine de comédies musicales à succès en Europe et à Broadway, le touchant Jairo (bien connu des Français), qui signa jadis un album contenant des morceaux qu’Astor Piazzolla avait composé spécialement pour lui, et l’infatigable et charismatique Raúl Lavié, légende du tango argentin et grand gagnant au box-office des applaudissements.
Le concert est un florilège oscillant entre mélodies populaires et raffinement des déconstructions jazz de classiques d’Astor Piazzolla, un titre comme Libertango attestant de l’habilité conceptuelle et de la dextérité manuelle du maître de cérémonie, batteur prolifique autant que petit-fils heureux et ému de pouvoir rendre hommage à son grand-père décédé en 1992, à grand renfort d’anecdotes familiales et musicales qui ponctuent l’avancée d’un spectacle qui passe trop vite (1h30 de musique). Si le caractère éclectique du répertoire de la soirée est le bienvenu, le recours au tout électrique dans la sonorisation des voix est plus discutable. La voix naturellement séduisante et puissante d’Elena Roger, capable de fragilités expressives touchantes (sur Los pájaros perdidos), pouvant paraître exagérément et inutilement amplifiée dans les nuances forte de Balada para mi muerte. Jairo est, en chantant Chiquilín de Bachín, d’une sincérité vocale inaltérable, l’utilisation de la voix de tête en final démontrant la justesse d’un organe vocal chez un chanteur de 71 printemps encore en pleine possession de ses moyens. La Milonga del trovador, qu’il exécute de façon plus décontractée, rappelle à son public son aura de latin lover. Des morceaux comme La bicicleta blanca et Balada para un Loco semblent enfin autant chantés que joués par Raúl Lavié, tant la théâtralité des textes d’Horacio Ferrer, poète complice de Piazzolla, se prête au jeu d’acteur qu’est aussi le dernier invité de la soirée. Sa voix de stentor, qui s’appuie sur des graves chauds, veloutés et sereins et des médiums amples, pleins et moirés, charment le public qui se délecte des qualités de conteur dont fait preuve le malicieux Raúl Lavié, apparemment ravi, comme ses deux devanciers vocalistes, de fouler les planches de la scène mythique du Teatro Colón.
Le spectacle, qui a commencé en temps et en heure en dépit de mesures sanitaires strictes (vérification des billets électroniques, prise de température, dépôt de déclaration sur l’honneur d’absence de symptôme, respect des distanciations dans les déplacements), a bénéficié d’une organisation bien pensée et vigilante, quelques spectateurs cédant au relâchement en baissant leur masque durant le concert ayant été rappelés à l’ordre au moyen d’un faisceau laser. Moment émouvant scellant les retrouvailles entre les artistes et le public, ce concert marque au-delà de l’actualité de sa date anniversaire le devenir en question des œuvres de Piazzolla et, à travers lui, le futur d’un genre musical atemporel, le tango, dont les fondements sont si souvent inspirés de la nostalgie d’un passé révolu.
Les concerts de ce cycle sont à revivre en intégralité :