Opéra, théâtre et féminisme : Marie, création d’Alonso et Blasco à Madrid
Le Teatro Real à Madrid continue d'affronter les circonstances défavorables avec la création mondiale de Marie, la nouvelle création du compositeur Germán Alonso et de la librettiste Lola Blasco mise en scène au Teatro de la Abadía. Outre les effets de la pandémie de Covid-19 qui se font sentir après les fêtes de Noël (mais n’empêchent pas le pays de maintenir ses théâtres ouverts et d’inviter de grandes stars), la capitale de l’Espagne a gravement souffert des conséquences de la tempête Filomena, et une bonne trentaine de centimètres de neige a entraîné l’annulation des premières représentations de Marie. Heureusement, les places ont pu être reportées pour d’autres dates grâce au diligent personnel.
Le changement de lieu (le Teatro de La Abadía est à 2km au Nord du Teatro Real) par rapport aux autres opéras de la saison se révèle très pertinent. D’un côté en raison de la particularité de cette œuvre où les passages lyriques se partagent équitablement avec des scènes théâtrales et des récits poétiques (dans l’esprit de la tragédie aristotélicienne selon les mots du metteur en scène Rafael R. Villalobos). D’un autre côté, el Teatro de la Abadía, comme l’indique son nom en espagnol, occupe l’église d’une ancienne abbaye, emplacement plus intime que le Real et où la violence de l’histoire de Marie se fait davantage sentir. Villalobos a su profiter de cette église transformée en plaçant au centre une croix de miroir et tubes halogènes qui bascule et change sa position à l’aide de grues et se transforme même en estrade de strip-tease.
La Marie du titre n’est autre que le personnage féminin dans Wozzeck, l’opéra d’Alban Berg inspiré par l’histoire du soldat Woyzeck écrite par Büchner dans la pièce de théâtre homonyme. Si l’histoire racontée par Büchner traite des effets néfastes de la société sur un soldat qui devient schizophrène et tue, jaloux, son amante Marie, ancienne prostituée qui joue des attentions d’un tambour-major, Büchner dans son humanisme émouvant avec les souffrances du pauvre Woyzeck en oublie de façon flagrante la femme, comme souvent dans l’histoire de la pensée occidentale. Avec leur opéra, Alonso et Blasco mettent l’accent sur cet oubli, sur le traitement du terme « l’Homme » non pas comme synonyme de « l’humanité », mais comme une mise à l’écart consciente de la moitié des personnes sur la planète.
Cette prétention est noble, mais aurait bénéficié d’un texte plus consistant et régulier. Sa narration fragmentée, assez réussie dans le traitement des situations et l’alternance de passages lyriques et théâtraux, est entachée par un abus d’obscénités qui provoque davantage une fatigue que le scandale apparemment souhaité. Revendiquer l’usage des mots tels qu’ils s’utilisent dans la rue, sans euphémismes, est très important dans un contexte de bouleversement comme celui de la lutte féministe, mais sans en faire un recours facile (quoiqu’à la Bukowski) pour secouer le spectateur sur son siège. La poésie de Blasco rappelle celle d’El Ángel, mais sans le contexte de renaissance culturelle postfranquiste qu’était La Movida madrileña. Cependant, elle réussit pleinement les fragments en prose qu’elle narre elle-même en voix off (et surtout les commentaires métalittéraires sur la production du livret et les conflits des auteurs).
Quant à la musique, Alonso présente un complexe exercice d’hommage à Berg, qui inaugurait le dodécaphonisme avec la seconde école de Vienne. Il déconstruit la musique de l’autrichien avec attention, en incorporant beaucoup d’autres styles, comme la chanson de cabaret et des sons électroniques, très en ligne avec les ressources utilisées par Philippe Manoury. Le résultat est une partition assez variée mais généralement frénétique et dense, ton qui accompagne bien une histoire si sombre. La musique est superbement exécutée par les membres du Proyecto Ocnos (dirigé par le compositeur), méticuleux dans les entrées et avec une précision de métronome au moment de tenir des motifs répétitifs. La musique est si densément construite qu’elle semble être produite par davantage que les cinq instruments qui composent l’ensemble : flûte, saxophone baryton, clarinette basse, guitare électrique et accordéon.
Les voix ne sont que deux : Marie (Nicola Beller Carbone) et Woyzeck (Xavier Sabata). Alonso leur fait parcourir tous les registres de voix possibles, des graves gutturaux jusqu’aux aigus exaspérés, et l’une comme l’autre réagissent avec plein contrôle. Le spectre de voix et le jeu vocal de Sabata, en combinaison avec ses gestes et expressions aliénés, font vraiment sentir la schizophrénie de son personnage. Beller Carbone se montre de son côté versatile dans son chant des aigus pointus et angoissants, en mesurant avec style sa prosodie dans les passages parlés.
Les trois autres acteurs, Julia de Castro, Pablo Rivero Madriñán et Luis Tausía, montrent tous leur ample spectre de ressources dramatiques avec des interventions très variées, en incarnant plusieurs personnages. Les limitations du texte ne permettent toutefois pas constamment aux trois de montrer tout leur potentiel, spécialement dans quelques scènes qui semblent une version peu humoristique des spectacles de travestis, tant représentés au cinéma d’Almodovar.
Le public célèbre l’initiative du Teatro Real et du Teatro de La Abadía de promouvoir la création et la représentation d’œuvres nouvelles (notamment en ces temps de crises), construites sur une problématique aussi importante et actuelle que la mise en perspective de tant d’oubli et même de mépris envers les femmes dans des productions culturelles et philosophiques du passé.