Babi Yar à Radio France entre amertume et ironie avec Matthias Goerne
La musique se réveille du silence au début du Concerto pour cor et orchestre du compositeur danois Hans Abrahamsen, ici joué pour la première fois en France. La subtilité sonore, voilée, des murmures des cordes, accompagnée du bouillonnement des violoncelles et des contrebasses encadre la résonance du cor du soliste Stefan Dohr. Le son du cor solo, d'une rondeur bien couverte et d'une moiteur adéquate, scelle la veille de la musique par la tension dramatique qui se produit dans son contact avec les cuivres et les vents. Le reste est un véritable plaisir d'expérimentation sonore dans un paysage onirique. Les violons assurent l'omniprésence du mystère dans le registre médian et assurent des pizzicati (cordes pincées) pointilleux comme de longs legati (liés) mélodieux pour répondre aux défis de l'expérimentation sonore, toujours avec une maîtrise remarquée de la dense texture. Ce voile de mystère révèle de temps en temps la menace de l'abîme qui s'exprime au moyen des escarpements sonores dans l'échange dynamique entre les violoncelles et les contrebasses dans le registre grave, et les vents dans le registre aigu. Le paysage onirique se forme et se fragmente, comme la musique qui se réveille, s'endort et enfin s'évapore comme pour effacer toutes notions du temps. C'est sans doute ainsi la vision d' « absence du temps » [ohne Zeit] qu'a envisagée le compositeur (comme l'indique le titre du troisième mouvement : « Sehr langsam, ohne Zeit »).
Le silence est rompu par la marche funèbre à Babi Yar (nom d'un ravin à Kiev, lieu du pire massacre de la "Shoah par balles"), menée par les cuivres et les vents. L'ambiance d'horreur s'installe, bordée de la fatalité que peignent les cordes. De bout en bout, ces derniers installent les ambiances de chaque mouvement avec intelligence et communiquent les instances et les intentions dramatiques changeantes au moyen d'une coordination solide et sensible. Dans la conclusion terrible du premier mouvement, les passages syncopés sont remarquablement nets. Lorsque l'ironie atteint au lyrisme, notamment à la fin du dernier mouvement ("Une carrière" allegretto), la mélodicité est assurée avec conviction et maîtrise. Le registre bas des cordes est particulièrement solide, notamment dans la citation du poème de Robert Burns, « L'adieu de MacPherson », en contraste avec l'acuité et la transparence sonores des vents dans le deuxième mouvement ("Humour" allegretto). Il s'avère également très puissant en contact avec les cuivres : un abîme sonore qui creuse la tragédie humaine par révolte et par ironie.
Le baryton Matthias Goerne montre une profonde compréhension de la superposition constante entre la mélancolie et la fureur, les deux aspects qui déterminent le poème d'Evguéni Evtouchenko. Narrateur tantôt plaintif, tantôt fiévreux, il incarne l'esprit du poète par sa sensibilité vocale, sa clarté de diction et ses intonations réfléchies. Son timbre velouté est caressant et plaintif dans la lamentation, foudroyant et captivant dans la fureur. Ses échanges avec le chœur sont faits avec naturel, produisant par cela une dynamique engageante qui bascule symétriquement entre la mélodicité inhérente de la voix du soliste et la précision du chœur exclamant une douleur collective. Dans le quatrième mouvement "Peurs" Largo qui raconte l'horreur collective pendant les Grandes Purges de Staline dans les années 1930, une instance dramatique poignante se produit lorsque le registre bas de la voix fournit une certaine rugosité au registre bas de l'orchestre, dans un éclat apocalyptique.
Le chœur d'hommes (issu du Chœur de Radio France, dirigé par Martina Batič, et du Chœur de l'Armée française, dirigé par Aurore Tillac) fait ses entrées avec sensibilité -comme si le chant se levait des profondeurs- développe ses tensions dramatiques et sa maîtrise des multiples aspects de la texture sonore. Tout comme le soliste, le chœur est un narrateur fiable, et d'autant plus épouvantable. Doté d'un sens d'unité infaillible, le chant se transforme par moments en cri solennel qui frappe comme des témoignages actifs, donnant la vie au tableau sinistre que peignit Chostakovitch tantôt avec amertume, tantôt avec ironie.