Sous les ombres du destin et de la bourgeoisie : Eugène Onéguine par Tcherniakov à Vienne
[Depuis lors, l'Opéra de Vienne a refermé ses portes pour le reconfinement, et l'institution reprend ses retransmissions quotidiennes en streaming]
La mise en scène de Dmitri Tcherniakov offre un tableau bourgeois à double tranchant qui invite à envisager le non-dit dans le visible. La scène est transformée en salle principale d'un château de campagne, au milieu de laquelle se trouve une grande table pour un dîner familial. Cependant, la convivialité et la joie des convives suggère une fatalité lugubre, celle même qui isole la mélancolique Tatiana et l'idole de son cœur, Eugène Onéguine, de leur entourage. Il n'est pas facile, certes, de communiquer l'intégralité des leitmotive textuels centrés sur la fatalité de la condition bourgeoise et l'uniformisation sociale qui fondent les personnages du roman en vers de Pouchkine, mais Tcherniakov les saisit et manifeste avec force par la tension entre des expressions débridées des passions et l'impression de vide et d'inertie suscitée par le cadre scénique. Les personnages, dans une bataille perdante contre le destin et les codes sociaux, se heurtent contre leurs propres passions.
Andrè Schuen a débuté en Eugène Onéguine au mois de mars 2020 à Lisbonne : il incarne le dandy désenchanté avec intelligence, vigueur et conviction. Son timbre sombre et imposant trouve son assise dans le dégagement et la mélancolie du personnage. De bout en bout, il assure une maîtrise du chant en s’appuyant sur son long souffle et son optimisation des élans et de l'intention dramatiques des lignes vocales sur les arias principales. La voix est également dotée d'une rugosité qui se fait surtout remarquer dans les descentes vers le registre bas, ce qui forme un beau contraste avec le timbre de Lenski (Bogdan Volkov) comme le témoigne le duo du duel à la fin du deuxième acte.
Nicole Car fait ses débuts à l’Opéra d’État de Vienne exactement comme elle les fit en 2017 à l’Opéra de Paris : en assurant un remplacement pour ce rôle de Tatiana. Loin des stéréotypes de la douce rêveuse et de l'amante tragique, elle sait exploiter les deux phases du personnage avant et après son ascension sociale : paysanne mélancolique et rêveuse, d'une part, et la sophistiquée, hautaine et cynique Princesse Gremina d'autre part. Ses techniques classiques sont mises en valeur par son timbre d’airain, d'une inclination naturelle vers la mélodicité. Cependant, le même timbre est capable de foudroyer et de percer pour exprimer les élans passionnels du personnage : la célèbre scène de la lettre au premier acte et la séparation avec Onéguine au troisième le prouvent. De manière générale, la légèreté et la brillance de son timbre forme une texture contrastant avec la gravité vocale d'Onéguine et de Filippievna (Larissa Diadkova) au registre bas.
Bogdan Volkov incarne Lenski, ami d'Onéguine et amoureux d'Olga (Anna Goryachova). La puissance et la solidité de son timbre saisit les passions immodérées du personnage à la plénitude, leur donnant même une inclination tragique qui convient au poète fasciné par le romantisme allemand. De manière générale, Volkov se fait surtout remarquer par sa diction et son souffle. La montée vers le registre haut est effectuée naturellement, produisant de longues notes hautes particulièrement éclatantes, notamment dans ses échanges avec Tatiana et Onéguine.
Dans le rôle d'Olga, charmante et coquette sœur de Tatiana, Anna Goryachova emploie son timbre velouté pour produire des intonations dramatiques qui assurent l'expressivité du personnage. Les transitions entre les registres se font naturellement et sont tout à fait maîtrisées. Larissa Diadkova est une Filippievna tout à fait engagée et sympathique. Elle met la solidité et la résonance de son timbre au profit de l'expressivité vocale et dramatique du personnage et crée même un effet comique en imitant la voix rauque d'une vieille femme dans son duo avec Tatiana suite à la scène de la lettre.
Helene Schneiderman, incarnant Madame Larina, valorise l'expressivité de ses articulations et ses intonations vocales pour représenter avec justesse un personnage qui adhère religieusement aux conventions sociales. Dimitry Ivashchenko en Prince Gremin est imposant et impressionnant à la fois vocalement et dramatiquement grâce à son timbre de fer et sa respiration sans faille. Dans le rôle de Saretzki, second d'Onéguine, Dan Paul Dumitrescu maximise sa courte présence scénique par la puissance de son timbre impressionnant et la clarté de diction. Eduard Wesener en Triquet livre ses couplets tout en charmant, apportant la joie de l'opérette à l'action. Le chœur se montre solide et fiable même dans les moments les plus dynamiques.
La direction musicale de Tomáš Hanus soigne chaque aspect de la masse sonore avec intelligence et raffinement, privilégiant l'intention dramatique des chanteurs. L'exécution soigneuse du dialogue entre les violoncelles, les bassons et le cor favorise l'accompagnement instrumental comme du chant. Pendant les moments dramatiques les plus intenses, les contrebasses interviennent pour assurer le poids de l'unité sonore, faisant appel à l'appui des violoncelles et des cuivres pour garantir la solennité du registre bas. La valse du deuxième acte et la polonaise au début du troisième acte sont livrées avec éclat, intensité, discipline et vigueur : véritables imaginaires de la gloire du temps passé.