La Flûte enchantée réinventée en conte de fées moderne au Volksoper de Vienne
[Depuis lors, l'Opéra de Vienne a refermé ses portes pour le reconfinement, et l'institution reprend ses retransmissions quotidiennes en streaming]
Henry Mason est conscient des messages sexistes et racistes plus ou moins sous-jacents dans le livret de La Flûte enchantée. De fait, il insiste sur l'importance d'une « nouvelle interprétation », dans ses propres termes. Monostatos est ainsi réinterprété en vautour noir par opposition avec l'oiseleur Papageno. L'hostilité de Sarastro et de ses prêtres envers des femmes est remise en perspective comme résultat du colonialisme. Le conflit entre les personnages repose sur le fossé générationnel entre le monde « sans amour » de Sarastro et de la Reine de la Nuit d’une part, et d’autre part la nouvelle génération d'un esprit ouvert et aventureux : celle de Tamino et Pamina. La véritable voix de la sagesse, quant à elle, est le conseil des enfants. Dans un monde chargé de conflits, l'innocence et la naïveté apportent un souffle de fraîcheur : la nouvelle génération triomphe donc dans une réjouissance presque enfantine. La scène, peuplée de marionnettistes, crée une dualité de perspectives : une aventure fantastique pour les acteurs sur scène d'une part, et de l'autre un défi pour l’imagination du public. Finalement, c'est le triomphe même de l'imagination et du sens de l'aventure que vise la nouvelle mise en scène de Mason.
L'étoile montante Martin Mitterrutzner incarne le Prince Tamino avec conviction. Son timbre brillant, doté d'une certaine noblesse, libère le personnage de sa singularité. Curieux, il est énergique et combattant dans son chant comme dans sa présence scénique. Le registre haut souligne les points forts du timbre typiquement héroïque. Les transitions entre les registres sont solidement maîtrisées grâce à un bon contrôle du souffle et des articulations. De manière générale, la qualité éclatante de son timbre est surtout mise en valeur pendant ses échanges avec Pamina (Rebecca Nelsen) et Sarastro (Stefan Cerny).
Rebecca Nelsen en Pamina n'est nullement une demoiselle en détresse. Dès le début, elle s'oppose à Monostatos (Karl-Michael Ebner) avec fierté et vigueur. L'obstination du personnage se matérialise grâce à son timbre cristallin et perçant, particulièrement impressionnant dans sa rigueur et dans le registre haut, preuve de sa technique classique, qui valorise la précision, la flexibilité et la maîtrise des transitions. De manière générale, le chant communique clairement la multiplicité sentimentale du personnage : il est charmant pour mettre en valeur le registre moyen de Papageno en duo, puis sincère, profond et lyrique dans l'aria « Ach, ich fühl’s » (Je le sens, la joie d'amour est perdue pour toujours !), sans tomber dans l'excès de sentimentalisme.
Jakob Semotan souligne le côté déjanté de l'oiseleur Papageno et gagne l'affection des spectateurs sans effort. Son timbre, assez velouté, parvient néanmoins à s'intégrer avec les dynamiques du personnage grâce aux articulations du chant. Il fait vite oublier son démarrage plus faible par un maintien cohérent d'humeur pour le reste du drame. Son duo avec Papagena (Juliette Khalil à la rondeur vocale bien couverte sachant être dynamique), plein de charme et de légèreté, offre l'un des moments les plus adorables sur scène.
Stefan Cerny incarne Sarastro avec un esprit critique. Il n'hésite pas à jouer avec l'extravagance et la confusion morale du personnage en tant que figure caricaturale du colonialisme. Néanmoins, le personnage ne glisse pas trop dans la farce grâce à son timbre sobre et plein de gravité. De bout en bout, Cerny maintient la puissance et la stabilité vocales, soutenues par sa maîtrise confirmée de la respiration et de la diction. Son registre bas met la fermeté du timbre en valeur, produisant un bon équilibre vocal, qui a du poids mais sans être lourd.
Anna Siminska saisit avec plénitude la froideur et les ambitions de la Reine de la Nuit. Son timbre est clair et brillant, capable de foudroyer dans les passages en legato et de percer lors des staccati de sa célèbre aria. Le personnage est digne, hautain et sombre, soulignant sa nature sublime et effrayante, référence scénique à la déesse hindou de la mort et de la destruction, Kali.
Karl-Michael Ebner (Monostatos) est d'un timbre mat et bien équilibré : un bon complément à celui de Pamina et de Papageno. Son interprétation scénique relève de la farce tragique qui exprime les souffrances du personnage ostracisé et marginalisé. Les trois dames réunissent leur timbre velouté et leur puissance vocale pour fournir un appréciable contrepoids à l'éclat du timbre de Tamino. Cornelia Horak (la première) s'impose par la solidité de son registre haut, Manuela Leonhartsberger (la deuxième) met son excellente articulation en valeur dans le trio, Rosie Aldridge (la troisième) est douée d'une grande capacité vocale et d'un timbre solide et équilibré qui renforcent sa présence scénique.
En double rôle d'Orateur et de Deuxième gardien du temple, Yasushi Hirano démontre un timbre de fer, une respiration sans faille et une diction excellente. Les deux prêtres de Sarastro Daniel Öhlenschläger (le premier) et David Sitka (le deuxième) maintiennent l'unité et la régularité dans leur parties et soulignent le fanatisme inquiétant des personnages avec accomplissement. Sur le plan dramatique, Alexander Pinderak (le premier gardien du temple) et les trois enfants, chantés par les membres de Wiener Sängerknaben, sont très présents pour garantir un déroulement captivant de l'aventure.
Anja Bihlmaier dirige l'orchestre du Volksoper avec élégance et sensibilité. Elle se montre particulièrement soigneuse envers les ponctuations et dynamiques de la masse sonore. Les percussions et les cuivres collaborent pour assurer la gravité des passages éclatants et sombres. Les bassons sont capables d'être tantôt sobres, tantôt mélodieux, toujours aux bons moments. Les alternances et les transitions entre les cordes et les vents dans le registre moyen et le registre haut sont exécutées de manière stratégique : la tension dramatique sur scène en bénéficie.