Görge à Nancy : un rêve devenu réalité
Découvrez notre dossier de présentation de l’œuvre
Cette création française de Görge le rêveur de Zemlinsky faisait figure, avec le Tannhaüser rouennais malheureusement annulé, de production majeure pour cette rentrée lyrique française. C’est désormais une habitude : le secteur de l’opéra se montre exemplaire dans le respect des règles sanitaires drastiques qui lui sont imposées. L’Opéra national de Lorraine ne déroge pas à la règle et la gestion des flux de spectateurs, le respect des gestes barrières, et même l’entracte avec déplacements limités permettent d’assurer la sécurité du public. Dans la fosse, la distanciation est assurée grâce à une réduction de l’orchestre pour 31 musiciens. La maestra Marta Gardolińska s’en réjouissait et le public a pu le constater : la partition n’en est pas moins passionnante. Clairement ancrée dans la tradition germanique, elle puise certaines inspirations chez Mahler bien sûr (qui devait diriger la création de l’ouvrage en 1908), mais aussi chez Wagner dans son écriture vocale, Strauss pour la structure de ses ensembles aux lignes mêlées, ou encore Humperdinck dans sa prosodie piquante.
Surtout, les équilibres restent cohérents : si le son onirique de la harpe est mis en valeur, les percussions font un effort manifeste pour se fondre dans une pâte sonore où chaque fausse note se perçoit. La battue souple et didactique de la cheffe brasse un son suave et pénétrant, qui semble inclure dans son interprétation le bruit de l’eau ruisselant sur la scène. Elle ne peut rien en revanche lorsque le torrent déborde de son lit et s’écoule dans la fosse, ou quand des bruits de tuyauterie s’échappent du dispositif lorsque la source se ravive à la fin de l’ouvrage. Pour être distancé, le Chœur est réparti entre la scène pour une petite moitié et les loges latérales et les coulisses pour les autres artistes. Il en résulte un son spatialisé, manquant logiquement de cohésion rythmique, mais gardant une grande expressivité dramatique.
À l’onirisme du livret répond la sobriété poétique de la mise en scène de Laurent Delvert, avec ses paysages bucoliques dans le premier acte, la noirceur de l’infernale taverne dans laquelle le héros sombre à l’acte II et qui fait face au paradis de roses dans lequel évolue Gertraud, jusqu’à la romantique nuit étoilée des dernières minutes. Le chœur et trois comédiens/danseurs ont la charge d’animer une scène autrement assez statique, le travail de mise en scène se concentrant sur une direction d’acteurs remarquable.
Görge est un rôle gigantesque, de par sa durée et la constante sollicitation des extrêmes de la tessiture de ténor. Daniel Brenna, pour ne pas se rendre la tâche trop facile, est arrivé dans le projet au dernier moment et aura donc mémorisé le rôle en 15 jours. À son aise scéniquement, il expose son ambitus étendu et ses aigus héroïques, clairs et exaltés, qui touchent l’auditeur au cœur. Le souffle est toutefois souvent trop court pour soigner ses fins de phrases, tandis que les changements de registre entraînent de légers mais récurrents problèmes de justesse, notamment dans les médiums qui manquent d’assise.
Helena Juntunen brille de mille feux en Gertraud. Son messa di vocce (conduite de voix) inaugural plante d’emblée les finesses du large nuancier de couleurs et d’expressions de la soprano. Sa voix pulpeuse au vibrato intense voltige depuis des piani puissamment murmurés jusqu’à des volumes pleinement déployés, depuis des graves ardents jusqu’à des aigus tranchants. Wieland Satter impressionne aussi en Kaspar. Sa voix puissante à l’architecture massive dispose de gigantesques résonateurs qui lui offrent une profondeur vocale abyssale. Son imposant vibrato et son phrasé percussif campent à merveille son personnage frondeur.
En Grete, Susanna Hurrell offre une voix fine et dure, nappée d’une couverture vocale soignée. Son chant s’épanouit dans des aigus vibrants et purs à l’éloquence affirmée. Charmant Züngl, Alexander Sprague dispose d’une voix claire et placée dans le masque (même démasqué). Espiègle, il se hasarde à quelques accords de guitare malgré lesquels il reste tout à fait juste vocalement. Le Meunier bourru d’Andrew Greenan dispose d’une voix large et puissante et d’un timbre sombre et engorgé. Igor Gnidii est un Pasteur à la prosodie autoritaire et hachée et à la voix claironnante, dont les graves se perdent.
Allen Boxer apporte son dynamisme à Hans (et à la première partie). Si ses aigus sont bien assis, ses médiums au joli timbre boisé portent peu et sont même mal audibles, malgré l’effectif réduit, lorsqu’il est en fond de scène. Aurélie Jarjaye interprète une Marei au caractère trempé, dotée d’une voix bien placée, au timbre velouté et à la diction incisive. Le discret Aubergiste de Kaëlig Boché appuie sa voix légèrement nasale mais bien projetée, tandis que sa Femme (Amandine Ammirati), bien audible, déploie un timbre fruité et ferme.
Le public enthousiaste salue vivement les chanteurs et maîtres d’œuvre de cette rentrée lyrique longtemps attendue. Cette première représentation française de Görge le rêveur devrait en appeler d’autres (au-delà de sa reprise à Dijon à partir du 16 octobre), avec son orchestration réduite (plus facile à programmer) ou dans son ambitieuse version originelle.