Das Liebesverbot à Strasbourg : un Wagner pour tous
Un lyricophile averti entendant en aveugle la Défense d’aimer de Wagner hésiterait probablement. On retrouve dans ce deuxième opéra de jeunesse, renié par le compositeur lui-même, les rythmes endiablés et les ensembles si typiques de Rossini, l’utilisation des cuivres de Weber, des structurations d’ariosos belliniens. Certaines pages en appellent à Mozart lorsque d’autres évoquent même des Verdi ou des Lehár qui ne seront pourtant écrits que des décennies plus tard, démontrant l’existence de sources d’inspiration communes. L’oreille attentive entendra également les prémices de structures musicales rappelant Tannhäuser, le Vaisseau Fantôme ou encore les Maîtres Chanteurs de Nüremberg. Du point de vue de l’histoire de l’art, c’est dans ce patchwork de techniques musicales où l’on voit se construire le mythe de Wagner que réside l’intérêt de l’œuvre. Mais, tant d’un point de vue musical que dramatique, ce grand opéra comique fait preuve d’indéniables qualités qui justifient à elles seules sa programmation.
Rendons donc hommage à l’Opéra national du Rhin de faire découvrir au public cet opéra qui s’avère être une porte accessible à tous vers le répertoire wagnérien auquel une portion des amateurs d’opéra craint de se confronter. Pour l’occasion, c’est à la jeune metteuse en scène pleine d’imagination Mariame Clément que la production a été confiée. Le décor unique créé par Julia Hansen représente un pub peuplé de clients bigarrés. Un buveur de bières raconte des blagues, entouré d’une bande de pêcheurs, d’un club du troisième âge, d’une étudiante, de trois marins ou encore d’une grand-mère acariâtre. Un déjeuner d’affaires côtoie un repas en amoureux et une fête d’anniversaire à l’occasion de laquelle les convives se sont affublés d’un chapeau pointu. Des servantes s’activent pour satisfaire toutes les demandes. Une dame pipi tient sa position, sous un distributeur automatique de préservatifs. Une pianiste joue une musique d’ambiance très wagnérienne. Le spectacle peut commencer.
L’intrigue se déroule à Palerme (Sicile), sous l’occupation teutonne. La citée est dirigée par le très pieux gouverneur Friedrich, incarné par l’excellent Robert Bork dont la voix d’airain raisonne puissamment. Ce dernier publie un décret interdisant tout plaisir sous peine de mort. L’amour et le carnaval entrent ainsi dans le champ d’application de cette nouvelle législation. Brighella, l’homme de main du gouverneur, est envoyé sur le terrain pour faire respecter la loi. Ce dernier prend les traits de l’hilarant Wolfgang Bankl, parfaite basse-bouffe aux graves profonds, habillé, tout comme les mercenaires qui l’accompagnent, en costume tyrolien. Cette petite troupe à la démarche maladroite forme des méchants ridicules à souhait, surtout lorsqu’ils se lancent dans de burlesques chorégraphies.
Wolfgang Bankl dans La Défense d'aimer (© Klara Beck)
Le jeune Claudio, coupable d’un amour hors mariage, est arrêté et condamné à mort. Le ténor Thomas Blondelle, habillé en golfeur du dimanche, interprète le rôle du jeune homme avec vaillance, émettant de magnifiques aigus, parfaitement maîtrisés. Son ami Luzio, séducteur invétéré, se place en tête de la rébellion, prêt à tout pour sauver Claudio et retrouver le droit au plaisir. Le rôle du remuant ténor, habillé en mousquetaire (merci de ne pas nous demander pourquoi !) revient à Benjamin Hulett, très impliqué dans son jeu théâtral, au risque d’en faire parfois trop. Ce dernier se tire sans encombre des passages à grand débit de paroles (directement inspirés de Rossini) avec une prononciation soignée.
Afin de réussir son entreprise, Luzio se tourne vers Isabella, la sœur de Claudio qui est novice dans un couvent, et dont il tombe instantanément amoureux. Notons que dans l’imaginaire de Mariame Clément, les sœurs du couvent sont les servantes du pub. C’est Marion Ammann qui interprète le rôle d’Isabella. Si la jeune femme excelle dans les vocalises dont la finesse émerveille, il lui manque la puissance vocale si importante dans ce rôle déjà wagnérien (notamment lorsque ses cris sont supposés alerter le peuple de Palerme). Cette faiblesse est d’autant plus surprenante que la soprano est titulaire des rôles de Senta (Le Vaisseau Fantôme), Sieglinde (La Walkyrie) ou encore Elektra ! Parmi les autres novices du couvent se trouve Mariana qui a épousé Friedrich avant de se voir chassée. Agnieszka Slawinska chante le rôle avec une exquise sensibilité et une subtile musicalité. Son vibrato soyeux et dense charme à chacune de ses interventions. Isabella imagine finalement un stratagème ayant pour but de faire gracier son frère tout en confondant Friedrich.
Agnieszka Slawinska dans La Défense d'aimer (© Klara Beck)
La distribution est complétée fort honorablement par Hanne Roos (Dorella, la pulpeuse amante de Luzio habillée façon Jessica Rabbit, et qui épousera finalement Brighella), Andreas Jaeggi (Ponce Pilate aux accents très wagnériens, employé de l’auberge qui se mue en geôlier de Claudio), Peter Kirk et Jaroslaw Kitala (deux amis de Luzio et Claudio) et Norman Patzke (Danieli, le tenancier de l’auberge).
Le chef Constantin Trinks dirige l’Orchestre philharmonique de Strasbourg avec une connaissance évidente des répertoires belcantiste et wagnérien, lui permettant de jongler entre les styles avec une grande dextérité. Le Chœur de l’Opéra national du Rhin, très précis vocalement, réjouit par son jeu et sa participation à la narration d’une œuvre qu’il ne faudrait pas voir retomber dans l’oubli.