Tristan et Isolde au TCE : une brève éternité
Si l’on se fie aux wagnériens les plus assurés, Tristan et Isolde, actuellement présenté au Théâtre des Champs-Elysées dans une mise en scène de Pierre Audi, serait l’opéra s’approchant au plus près de la perfection. Et pour cause : d’un point de vue strictement musicologique, l’œuvre marque un véritable tournant car elle concrétise la théorie wagnérienne relative à l’art total, dans lequel toutes les composantes de l’œuvre participent à la narration. Elle ouvre également les routes qui conduiront ensuite à Debussy, Berg ou encore Schönberg, pour ne citer qu’eux.
D’un point de vue dramatique, l’œuvre offre un nombre considérable de niveaux de lecture. Bien sûr, la passion amoureuse que vivait alors Wagner avec la femme de son mécène, Wesendonck, fait écho à la liaison de Tristan avec la femme de son protecteur, le Roi Marke. L’œuvre raisonne à ce titre comme l’expression de la culpabilité du compositeur, mais aussi de son impuissance face à la force de ses sentiments. Mais au-delà de cette lecture, Tristan et Isolde est une véritable réflexion philosophique sur l'amour dans ses différentes composantes : psychique, sociale, chimique et charnelle. L’Amour qui unit Tristan à Isolde jusque dans la mort n’est d’ailleurs pas un amour passionnel. Provoqué par un philtre magique, il s’apparente bien plus à une addiction : Tristan adore autant qu’il hait ce désir dévorant, sans lequel il ne peut vivre, mais avec lequel il veut mourir. Ce n’est pas tant Isolde qu’il aime, mais son propre amour pour elle. L’amour pur, fidèle et désintéressé est plutôt incarné, chacun à sa façon, par Brangäne, Kurwenal et le Roi Marke.
Les rôles-titre sont interprétés par Rachel Nicholls (qui a remplacé Emily Magee après trois semaines de répétition) et Torsten Kerl. La première fait montre d’une voix puissante aux couleurs corsées par moment, pénétrant le cœur des spectateurs comme un couteau, et aux aigus resplendissants, notamment durant le deuxième acte. Le personnage évolue considérablement de la femme révoltée à l’enfant naïve et spontanée. Au troisième acte, ses cheveux courts dénonçant sa trahison, elle est transfigurée dans une assomption à contre-jour, métaphore wagnérienne de la victoire sur la mort. De son côté, Torsten Kerl interprète un Tristan solide et charismatique. Sa voix au timbre nasal si caractéristique manque toutefois de puissance, souvent étouffée par l’orchestre ou par les autres chanteurs, comme épuisée par la lourdeur des rôles qu’il enchaîne. Heureusement, sa finesse et sa connaissance du héros lui permettent de délivrer un duo d’amour et une mort exaltés.
La réussite de la soirée tient aussi à l’exceptionnelle qualité du reste de la distribution. En Roi Marke, Steven Humes met le public à genoux dès ses trois premiers mots. Sur toute l’étendue de sa tessiture, il garde une constante puissance, un timbre radieux et une expressivité hors norme. A la fin de l’acte II, alors que tout se fige sur scène, il l’habite et fait vivre la musique dans un souffle vaillant. Le Kurwenal de Brett Polegato fait également forte impression, dépassant sans difficulté l’orchestre et offrant un jeu convaincant dans sa théâtralité. Michelle Breedt, couverte par l’orchestre durant sa première intervention, aura eu besoin de quelques minutes pour entrer dans son rôle, avant de monter en puissance et de livrer un saisissant « Einsam wachend in der Nacht » depuis les coulisses. Marc Larcher tire le meilleur des rôles du Berger et du Jeune marin, de sa voix claire et sure, y compris durant les mesures a capella.
L’Orchestre national de France et son directeur Daniele Gatti qui officiait pour son premier Tristan et Isolde, livrent une musique pleine de force et de sens. Dès le prélude, le chef, qui ne ménage pas ses efforts pour haranguer ses musiciens, parvient à insuffler la vitalité wagnérienne de l’œuvre. Le tourbillon orchestral accompagnant l’apparition de Tristan à l’acte II rend parfaitement la force et la puissance de la partition. A l’inverse, la langueur bienheureuse des accords accompagnant le duo d’amour en met en exergue la quintessence poétique. Le chef appuie sur les différences de traitement musical entre le monde du rationnel, incarné par Brangäne et Kurwenal, et celui de l’instinct représenté par le couple central. Le couple Audi-Gatti remplie sa mission en proposant une lecture de l’œuvre efficace et originale, sans être révolutionnaire ni constituer une référence du genre. Mais dans une programmation parisienne où l’œuvre est si peu donnée, c’est déjà énorme !