Requiem pour Jenufa de Janacek au Capitole de Toulouse
Une autre Bohème, c'est ainsi que Christophe Ghristi (Directeur du Capitole à Toulouse) nous parle d'emblée de Jenufa : "Ces œuvres marquent toutes deux le début du XXeme siècle. Ces deux chefs-d'oeuvre créés à seulement huit années d'écart partagent des éléments fondamentaux : Janáček et Puccini y trouvent d'emblée, en à peine quelques minutes, le chemin le plus immédiat à la sensibilité, cette charge émotionnelle incroyable. Marquante pour le public comme pour le créateur, d'ailleurs, puisqu'après Jenufa, Janacek devra faire une pause, pour revenir avec des œuvres plus anguleuses. Jenufa est encore et toujours dans un lyrisme absolu, un drame tragique, douloureux (difficile de trouver un sujet plus terrible, avec cet enfant sacrifié -qui permet de le comparer aussi à un autre chef-d'oeuvre d'opéra dramatique : Le Trouvère) mais même la meurtrière suscite la pitié, la compassion. L'oeuvre est donc essentielle : au coeur de ce qu'est l'opéra. Un chef-d'oeuvre absolu.
Il est aussi important et évident pour moi de programmer Jenufa que Butterfly ou La Bohème, ces œuvres sont de la même famille, encore et toujours irrésistibles. Il est capital de comprendre que l'opéra tchèque Jenufa n'est pas une curiosité à venir voir pour sa culture générale, mais qu'il s'agit d'une oeuvre évidente et facile à appréhender comme les autres sommets du répertoire, comme les opéras les plus populaires. L'espérance qui survient à la fin d'une oeuvre aussi noire laisse une impression bouleversante.
Jenufa devait être (et sera en 2022) reprise dans la mise en scène de Nicolas Joël : c'est l'un des premiers contrats que j'ai signé en arrivant comme Directeur à Toulouse, poursuit Christophe Ghristi. Le Théâtre du Capitole fonctionne comme les autres grandes maisons, proposant des nouvelles productions, qu'il faut alterner avec les co-productions, locations et reprises, pour que les ateliers aient le temps de travailler. J'avais vu ce spectacle lors de sa création, je l'ai repéré tout de suite dans la liste des mises en scène dont nous disposions. J'ai un très beau souvenir de cette mise en scène : à la fois monumentale (avec les décors d'Ezio Frigerio) mais également minimaliste, imposante et brute, formant un spectacle très concentré, pleinement dans l'esprit de l'oeuvre. Nicolas Joël l'avait monté pour l'intensité d'incarnation et la voix d'Hildegard Behrens (qui s'est éteinte cinq années plus tard, en 2009) et je m'en souvenais notamment dans le décor à l'acte II, constitué seulement d'un énorme bloc pour représenter le toit, et d'une chaise sur scène. Pas davantage, aucun accessoire : cela oblige tous les interprètes à tout exprimer, à être le théâtre à eux seuls. Evidemment ce n'est possible qu'avec une grande force de présence chez les artistes." Ce qui peut paraître comme une extrême exigence offre aussi une infinie liberté créative aux artistes : "Je ne crois pas qu'il existe un seul artiste qui n'a ou n'aurait pas aimé travailler avec Nicolas Joël", nous affirme le ténor Marius Brenciu. Lui qui interprétera Laca Klemeň dans Jenufa apprécie énormément cette collaboration : "Magnifique, d'abord grâce à sa culture énorme. En partant d'un petit détail de travail, il peut apporter toutes les connaissances nécessaires et utiles, avec en outre ce soin de mettre l'interprète dans un maximum de confort. Qu'il s'agisse des costumes, des mouvements, de tout (y compris de laisser la liberté lorsqu'il est possible de faire davantage pour le personnage ou de limiter, ré-orienter), Nicolas Joël sait comment obtenir le meilleur de l'artiste (qu'il soit un excellent acteur ou pas). C'est ainsi que naît le plaisir de faire ces productions."
Le projet de reprise pour mai 2020 s'est alors constitué rapidement sur une série de dates, autour de deux chanteuses, deux ténors, le chef. Notamment l'interprète du rôle-titre : Marie-Adeline Henry, une artiste singulière dont nous parle d'abord Christophe Ghristi. "Sa voix est splendide et surtout sa personnalité mystérieuse, discrète (en retrait même des réseaux sociaux), d'une pudeur que je trouve très émouvante, presque douloureuse sur scène. Depuis longtemps je me disais qu'elle était faite pour ce lyrisme, avec aussi cette brisure vocale infiniment touchante. D'autant que manifestement Jenůfa était l'un de ses rêves. C'est toutefois un défi pour un chanteur français que de prendre un rôle tchèque. J'étais très content, nous explique M. Ghristi, de réunir dans cette production une équipe avec de jeunes français : Éléonore Pancrazi, Philippe-Nicolas Martin, Jérémie Brocard, Victoire Bunel, etc. Autant lorsqu'on programme un opéra français, cela peut paraître évident mais il ne faut pas non plus tomber dans le franco-français et c'est aussi une excellente chose pour nos artistes que de faire des rôles en d'autres langues, d'apprendre des parties en tchèque. Tout était réuni pour cette prise de rôle, c'est aussi pour cela qu'il est impossible de ne pas remettre à bien ce projet : Marie-Adeline Henry doit le faire."
Marie-Adeline Henry qui nous confirme, comme les autres interprètes, combien son rôle et la partition l'accompagnent depuis longtemps et intensément : "Je travaille ce rôle de Jenůfa depuis deux ans : une préparation de longue haleine et qui se poursuit encore, mais qui s'était déjà esquissée il y a longtemps. Christophe Ghristi notamment m'avait parlé de Jenufa et je m'y prends en général très en avance (j'avais fait de même pour Tatiana). Je ne parlais pas tchèque, mais je ne suis pas novice en la matière car j'avais travaillé des extraits de Rusalka avec Irene Kudela la coach de référence en tchèque et qui était présente sur cette production toulousaine de Jenufa. Le langage (tchèque et musical) semblait ardu au début mais comme les musiques de cette époque, plus on écoute, plus on se laisse porter par l'univers musical, l'harmonie saute aux oreilles. L'opéra n'est pas extrêmement long, mais extrêmement dense. Restait et restera à éprouver sur scène la manière de distiller cette énergie intense et constante, sur beaucoup de plans différents. Beaucoup d'opéras montent progressivement pour finir en apothéose, d'autres ont un pic dramatique au milieu ou ailleurs, mais celle-ci est une montagne russe, ou plutôt des montagnes tchèques : intense dès le début, avec une prière suspendue au milieu et un duo final en apothéose. J'aime aller au fond des émotions, dans cette émotion de contraintes physiques alors je me préparais (par beaucoup de travail) à déjà tempérer sur la longueur.
Cette interruption des spectacles est donc comme une parenthèse sans fin, une suspension étrange : la partition est toujours là, ouverte à côté de moi, comme pour conjurer le sort. Je continue à la travailler un peu chaque jour. C'est aussi une occasion rare, unique dans une carrière de remettre tout à plat J'étais déjà dans un cheminement de ce type, un tournant vers un répertoire pus dramatique mené avec Jenufa. Ce répertoire s'accompagne pour moi d'un vécu corporel différent, avec une nouvelle inertie. La frustration de ne pouvoir jouer en cette période s'accompagne du temps donné pour reprendre ses marques dans un corps et une voix offrant, délivrant de nouveaux indices.
Je pense vraiment qu'il y a une façon de chanter lorsqu'on est jeune et puis ensuite on ne peut plus, et il n'y a plus l'envie d'utiliser les mêmes endroits du corps et du vécu. Je n'aurais pas pu aborder Jenufa il n'y a que deux ans, j'étais trop dans l'immédiateté de la réaction. Aller vers ce répertoire n'est pas anodin. On peut penser qu'il s'agit d'élargir mais il faut aussi alléger. Pour parler technique, j'avais un larynx assez haut et un soutien des muscles superficiels : une tonicité qu'il a fallu continuer à travailler -notamment avec la méthode Feldenkrais- pour muscler tous les muscles en profondeur, ce qui augmente une consistance du corps et libère des articulations : le son est alors encore davantage projeté, sans efforts. Cela rappelle qu'un rôle entraîne une évolution personnelle, vocale, corporelle. Avec Jenufa, c'était aussi le travail de continuité après Tatiana."
Tous les artistes nous confirment ce lien capital entre le travail de technique vocale et dramatique, en harmonie avec la langue tchèque et le langage musical de Janáček. Une harmonie à développer entre chacun, et qui s'annonçait notamment entre les deux ténors de cette production.
Jenufa est en effet un opéra qui a la rare particularité d'avoir deux premiers rôles de ténor, une particularité partagée notamment avec La Rondine. Or c'est précisément lors d'une production à Toulouse de cet opus de Puccini en 2017 que Marius Brenciu se voit proposer par Christophe Ghristi de revenir pour Jenufa. Marius Brenciu qui a une longue histoire avec ce lieu mais aussi cet opus : "J'avais d'abord travaillé le rôle de Števa, il m'a proposé le rôle de Laca. Je me souviens que je lui ai dit 'Oui à 99%' le temps de poursuivre l'étude de la partition, il m'a ensuite envoyé un SMS pour me demander ce qu'il était du 1% et j'ai dit oui au projet, à 100%. Comme dans nos métiers nous voyageons beaucoup, ce sont autant d'occasions pour travailler en différents lieux avec différents collègues internationaux. J'ai ainsi pu mobiliser un collègue lors d'une production où nous étions tous dans un même hôtel, et pendant 3-4 semaines, je l'ai bombardé de questions sur la prononciation du texte et des phrasés." Son confrère ténor qui chantera Laca à ses côtés a procédé d'une manière similaire (chacun exploitant aussi au maximum les très riches ressources en ligne, partitions ou vidéos avec sous-titres étant d'une aide exceptionnelle) et nous confirme l'importance d'avoir un collègue, ou en l'occurrence une amie Pragoise, qui lui a enregistré et a pu retravailler toute la partie parlée : "L'objectif d'un chanteur d'opéra est de transmettre le texte de la manière la plus claire possible. C'est très délicat car souvent, l'envie d'utiliser les résonateurs et le legato laisse moins de place aux consonnes alors qu'elles sont capitales, en chant et dans ces langues."
"C'est une langue très complexe, embraye Marius Brenciu, avec des règles de prononciation particulières, un accent change une consonne et la transforme en syllabes, certains mots ont 5 ou 6 consonnes avec une seule voyelle, d'autres aucune voyelle, mais j'avais déjà eu l'occasion de chanter du Janacek (en cantate à Hambourg) : la musique et le sens sont très riches. Cela m'a fait le même effet avec Oedipe d'Enescu, la difficulté des débuts cède vers un univers incroyablement riche."
Marius Brenciu et Amadi Lagha étaient visiblement prêts à chanter ensemble sur scène, ils nous parlent à distance mais comme à l'unisson de leurs deux rôles complémentaires, le second (Števa) extrêmement solaire et extraverti alors que Laca est davantage sensible et caché : dès son entrée, il se présente souffrant comme les personnages tristes typiques de la littérature slave, alors que l'autre est beau, aimé du village. Le contraste est musicalement éloquent, visible et audible. Števa doit venir présenter ses phrases, donner envie de les fredonner dans une beauté portée par le chœur. Laca au contraire est dans un quant-à-soi de souffrance concentrée. Cette dualité est magistralement écrite et rare : les deux ténors sont aussi importants, beaucoup en scène ensemble, impeccablement différenciés sur tous les plans, aucune confusion possible.
Christophe Ghristi montre d'ailleurs la cohérence de son casting : avec cette dualité des ténors, "Marius Brenciu a cette dimension très douloureuse et émotionnelle dans la voix (comme Marie-Adeline Henry pour s'immerger dans cette douleur, ce tragique, ce qui demande aux chanteurs une force admirable, une plongée des mois durant dans un chemin terrible). Tout aussi admirable est l'éloquence solaire d'Amadi Lagha. Ce ténor franco-tunisien a encore très peu, trop peu chanté en France (Turandot à Toulon) alors qu'il est très demandé en Italie et à l'étranger. Il chante italien, français, et je lui ai proposé ce rôle tchèque comme un défi. Il a cet héroïsme de Don José et Calaf, je voulais donc le voir dans ce répertoire. Franchement sa réaction m'a surpris et ravi : il était immédiatement enthousiaste pour ce pas de côté."
Amadi Lagha qui confirme ce même souvenir : "Christophe Ghristi m'a fait des propositions aussi choisies qu'intéressantes et je me souviens parfaitement de cette anecdote, ce pari, ce défi qu'il m'a aussi proposé (il m'offre aussi Don Alvaro dans La Force du destin que je chanterai en mai-juin 2021 : ce seront donc finalement mes débuts au Capitole). J'allais vivre pleinement cette production de Jenufa suspendue tragiquement par ce virus. C'était une grande nouveauté aussi, avec, et pour tous ces collègues : la découverte de rôles, de la vision sur scène et dans la fosse. J'arrive neuf pour un tel rôle, mais après avoir beaucoup travaillé et lu, pour intégrer l'histoire et les liens, les interactions constantes avec les autres personnages, à creuser, détailler, élaborer dans l'esprit et la modernité de la mise en scène dès la première réunion de travail en équipe et jusqu'aux feux de la rampe. Mon rôle de Števa est parmi les principaux même s'il n'est pas long (environ 35 minutes en tout et pour tout), mais avec une présence tout au fil de l'oeuvre, il reste un rôle de premier ordre car il est clé sur le plan dramatique. Dès les 10 premières minutes de l'opéra, mon personnage arrive ivre, mettant en lumière la nature du caractère : peu fiable, qui n'assume pas ses actions, jusqu'à la lâcheté au troisième acte. Un enfant/adulescent contrairement à son frère (certes machiste et violent à l'image d'une société dominée par les hommes) Deux ténors antagonistes sur le plan dramatiques, aux arcs narratifs opposés. Complémentaires sur le plan vocal.
Le rôle reste dans le lyrique léger (ni spinto-appuyé ni dramatique) : la vocalité n'est pas là pour exalter le chant, mais il y a un duo allant, sautillant avec Jenufa. Ces rôles apparemment plus légers peuvent certes devenir plus difficiles (comme par exemple chez Verdi) avec un travail sur des zones de passage, aiguës, des registres très exigeants, et c'est aussi le cas pour Jenufa. La tessiture n'est pas celle d'un bel canto classique dans le sens du ténor chantant : c'est le style de Janacek, avec beaucoup d'emprunts aux musiques et rythmiques populaires, notamment dans ma partie, au premier acte.
Ajoutez à cette richesse rythmique, la prononciation capitale, qui doit être limpide même dans le chant ivre. D'autant que l'harmonie orchestrale n'est pas là pour doubler le chant, les deux se complètent."
Tout ce beau monde sera dirigé par le chef d'orchestre Florian Krumpöck qui lui non plus ne tarit pas d'éloges, d'informations et de visions sur cet opus. D'autant que, point capital : "Nous rejouerons à cette occasion la version originelle de la partition, celle de la création à Brno en 1904. Beaucoup de coupures ont été effectuées par la suite, y compris par de grands et célèbres chefs d'orchestre, ce que je trouve fort regrettable : j'ai donc mené un grand travail de recherche (grâce à des spécialistes reconnus) pour retourner à la version de la première performance, à partir de son matériau. Cet opus lyrique est l'un de ceux ayant le plus de couleurs et de détails, venant du langage tchèque. Le couper pour le raccourcir enlève beaucoup de beauté et de sens. Les nombreux motifs et répétitions musicales qui en sont d'habitude la victime sont une part essentielle du style de cette partition et de ce compositeur. Nous ferons tous le travail nécessaire sur les différents phrasés tchèques, qui viennent directement du langage à la musique, un phrasé musical du parlé qui donne tout le style jusqu'aux couleurs orchestrales, d’autant plus riches et dynamiques dans cette version de la partition.
Retour à la version d'origine signifie aussi un retour du point de départ pour le travail de la partition et des couleurs, pour les composer, les assembler, les faire entendre. C'est énormément de labeur et d'engagement, il faut que chaque famille d'instruments sache ce que font les autres, que chaque instrumentiste prenne ses responsabilités. Heureusement, l’orchestre du Capitole est fantastique, ils suivent tout très rapidement et constamment. Tous est lié, les tempi de la fosse et ceux de la scène, à condition que chacun soit sûr du lien entre texte, musique et drame.
Par sa dimension et son acoustique le Théâtre du Capitole est parfait pour cette version."
Retrouvez nos précédents épisodes de ce feuilleton Requiem pour les spectacles