Requiem pour un concert annulé : Acanthe et Céphise de Rameau
Acanthe et Céphise s'annonçait comme un événement. En effet, ce chef-d'œuvre de Rameau, pastorale héroïque en l'honneur de la naissance de Louis XVI, n'aurait plus été joué depuis sa création en 1751.
Produit par le Centre de musique baroque de Versailles, il était programmé ce 24 mars 2020 au Théâtre des Champs-Élysées et devait notamment marquer le retour à la scène de Sabine Devieilhe (en Céphise, et qui nous en parlait en interview), parmi un plateau habitué des grands concerts baroques et de nos pages : Thomas Dolié, Chantal Santon-Jeffery, Eugénie Lefebvre entre autres.
Le ténor qui devait incarner le rôle-titre masculin et le chef d'orchestre (de l'Ensemble Les Ambassadeurs) nous racontent ce concert annulé (et comment ils occupent leur temps confiné).
Cyrille Dubois : "L’histoire d'Achante et Céphise est, somme toute, assez simple : deux amants voient leur amour contrarié par le destin qui promet Céphise à un autre. La Fée Zirphile tient à aider ce jeune couple et leur offre un anneau magique secret qui liera encore davantage les deux amoureux : ils ressentiront ce que ressent l’autre, bons ou mauvais sentiments. Le Génie jaloux intervient et les sépare en chassant Acanthe. Mais même tentée, Céphise reste fidèle, ce qui provoque l’incompréhension du génie. Les deux amants se retrouvent et chantent leur amour renouvelé. Ils se rendent au temple de l’Amour pour consulter son oracle afin qu’il mette un terme aux mauvais sentiments du Génie. Ce médium leur annonce que le jour où l’amour triomphera dans tous les cœurs, ils seront unis sans fin. Conscients de leur impuissance, ils tentent tout de même de résoudre les problèmes des amants alentour avec succès. Au sortir du temple, le Génie courroucé par son impuissance à plier les deux héros à sa volonté, tente, par la flatterie, de connaitre le lien qui les unit. Achante qui allait révéler le secret est arrêté par Céphise. Le Génie laisse alors éclater sa haine implacable et les menace de mort. Zirphile apparaît pour triompher de ce mauvais Génie.
J’ai découvert cette œuvre pour l’occasion. Et m’y suis penché avec le double plaisir d’abord de retrouver la musique de Rameau et ensuite découvrir une partition rare. Après Hippolyte, Pygmalion et Dardanus, je trouve dans la musique de Rameau énormément d’adéquation à mon instrument, mon histoire et ma sensibilité. Et le fait de découvrir un nouvel héros de ce compositeur avive la curiosité à continuer de fréquenter cette musique. C’est donc un pas supplémentaire, avec l’espoir d’aborder des rôles comme Castor, Abaris, Zoroastre, ou encore Platée.
Le personnage d’Achante est un héro assez simple dans le sens où il existe uniquement par l’amour qu’il porte à son alter ego féminin : Céphise. La vocalité du rôle est assez tendue. Dans la droite ligne de tous ces rôles baroques de Haute-contre ‘à la Française’. Il y a beaucoup de ‘petits duos’ dans cette partition et assez peu d’arioso (Avant de se réunir ou Aigle Naissant pour ce rôle). Comme dans de nombreux opéras de Rameau, la déclamation y tient une place importante dans le déroulé du récit. La partition est truffée de couleurs telles que Rameau sait les composer, d’innovations orchestrales et harmoniques. Le morceau de bravoure est à la fin (ainsi que l’air de Céphise), avec coloratures, assez difficile d’exécution. Une polyvalence qui permet à la fois de faire ressortir le caractère chambriste et le travail des couleurs de mon instrument, mais également par ce dernier air, la vaillance et la brillance pyrotechnique cultivée par la pratique du bel canto.
Au moment du déclenchement de cette crise (le Covid-19 menaçant), nous étions à une semaine de commencer les répétitions de l’œuvre, et j’étais donc entièrement absorbé au travail en détail, mais malheureusement rien de concret, ni avec le chef, ni avec les instrumentistes. Pour avoir travaillé quelques mois plus tôt avec Alexis Kossenko, nous attendions avec impatience cette première collaboration. Je crois qu'il nourrissait depuis longtemps le projet de donner cette œuvre et c’était un accomplissement pour lui d’avoir pu réunir l’équipe qui pouvait l’enregistrer. C’est donc un acte manqué colossal. Et nous espérons tous trouver une occasion de le reprogrammer.
Cette période est très étrange. Comme un arrêt dans le temps. Cela permet de se recentrer sur ce qui est essentiel. J’ai la chance de vivre à la campagne et donc de me sentir moins confiné qu’on pourrait l’être en ville. Mes journées s’articulent comme celles de nombreuses personnes dans le monde. Je consacre mes matinées au travail scolaire de mes enfants, et le reste de la journée à préparer les futurs projets mais aussi faire des choses mises de côté qu’un surcroît de temps libre permet de ne pas procrastiner."
Alexis Kossenko : "Parmi les annulations que nous avons tous subies en conséquence de la crise sanitaire, il est un projet qui me tenait particulièrement à cœur, et en parler avec vous me mettra un peu de baume au cœur.
Il s’agissait d’un opéra peu connu de Rameau, Achante et Céphise (qui peut s'écrire aussi Acante ou Acanthe, selon les sources). Cette œuvre date de 1751, c’est-à-dire la période la plus riche, la plus inventive, la plus audacieuse du compositeur. À la lecture de la partition, on comprend mal qu’elle ait pu rester dans l’ombre -et passer à travers les mailles du filet de l’année Rameau (pour les 250 ans de son décès en 2014) qui vit la résurrection de la plupart des ses ouvrages inédits. À la lecture du livret un peu moins, soit, quoique le livret réponde absolument aux codes de l’époque, à défaut des nôtres, avec une adéquation parfaite à la mise en musique du génial musicien. Mais au fond, Achante a connu la mauvaise fortune habituelle des pastorales héroïques, d’une part (dont l’enjeu dramatique moindre, par rapport aux tragédies lyriques, laisse froids la plupart des metteurs en scène), mais aussi celle des ouvrages de circonstance : la naissance du fils du Dauphin et de Marie-Joseph de Saxe. Un Bourbon voit le jour ! Cet événement est l’événement merveilleux qui suffit à justifier (sans grand souci de vraisemblance) l’heureux dénouement, le triomphe des amants Achante et Céphise, la chute du malfaisant Oroès, et l’on célèbre la joie retrouvée dans une grande contredanse avec chœur « vive la race de nos rois !». Voilà qui ne joue pas en faveur de l’oeuvre en 2020.
Cependant, il reste la musique, tout de même. Chez Rameau, ce n’est pas rien, non ? Et pour le coup, elle est prodigieuse. D’une difficulté inouïe, Rameau emmène les musiciens à l’extrême du langage auquel il les avait éduqués depuis Hippolyte et Aricie, 18 ans plus tôt. Danses pantomimes aux rythmes imprévisibles, récitatifs en duos, enchaînements plus audacieux que jamais entre récits, chœurs et airs, harmonies saisissantes, précision extrême dans la notation des ornements (Rameau affectionnant les appogiatures très longues -retard d'une note vers la suivante-, allant jusqu’aux 7/8èmes de la valeur de la note principale, laissant 1/8ème pour le pincé, le coulé de tierce et la chute : bref, cela se note et se travaille !). Les danses, qu’elles dépeignent avec une grâce infinie les Esprits aériens ou, avec scansions et contre-accents infernaux, les suivants du Génie déchaînés, les pantomimes des amants que l’on tourmente et de leurs implacables tortionnaires (la Loure !), le Tonnerre, les duos de Coryphée, et les musettes accompagnant les bergers, sont sans doute parmi les sommets du genre. Et puis, il y a l’ouverture, qui laissa les auditeurs et les commentateurs aussi impressionnés qu'admiratifs. On annonce la naissance, tantôt avec solennité -tantôt avec douceur-, on sonne Le Tocsin, puis se déchaîne enfin un invraisemblable spectacle de feux d’artifices -musical, cela s’entend. A-t-on jamais entendu quoi que ce soit de plus réaliste au XVIIIème siècle ? Les détonations, les sifflements, les explosions, il ne reste que quelques moments de musique pure où l’on reprend vaguement conscience du siècle où l’on est !
L’instrumentation d’Achante et Céphise est unique : l’élément le plus remarquable en est la présence des clarinettes et des cors. Depuis bien longtemps, le cor était présent à l’Académie Royale de Musique -joué par deux musiciens par ailleurs violonistes- mais sa technique restait rudimentaire : des sonneries de chasse. En revanche, on note l’arrivée en 1750 de quatre musiciens bohémiens : deux clarinettistes et deux cornistes. Ceux-ci entrèrent immédiatement au service du Fermier Général Le Riche de la Poplinière, le mécène de Rameau. La technique de ces cornistes était très développée, et cela semble avoir immédiatement inspiré Rameau. D’ailleurs, à partir de cette année, on peut noter qu’il réécrit les parties de cor lors des reprises de ses opéras antérieurs, avec une exigence accrue. Quant à la clarinette, elle était tout simplement inconnue en France. Elle joue un rôle soliste exceptionnel dans Achante, principalement dans les scènes des chasseurs, associée aux cors. Cela est unique dans l’oeuvre de Rameau, car si l’instrument est mentionné dans les reprises de Zoroastre et dans Les Boréades, il n’a pas de partie dédiée pour autant (tout au plus se voit-il offrir la possibilité de remplacer le hautbois ici ou là). L’utilisation en quatuor des clarinettes et des cors reflète une culture naissante de la Harmoniemusik chez ces quatre musiciens, et culmine dans un entr’acte qui évoque plus le classicisme viennois que le style ramiste !
Pour notre projet, nous avons donc dû faire reconstruire 6 clarinettes (en association avec le CMBV) par les facteurs Agnès Gueroult et Rudolf Tutz, d’après des modèles de Scherer et Rottenburgh à 2 ou 3 clés. Pourquoi 6 ? Parce qu’il faut des paires de clarinettes en do, en ré, et en la. Pourquoi reconstruire ? Tout simplement parce que les copies de clarinettes baroques sont rares aujourd’hui, et à plus forte raison au diapason que nous avons choisi : La 400 (Hertz). Ce diapason reflète l’usage de l’opéra de Paris au milieu du XVIIIème siècle : les tessitures vocales imposent un diapason toujours très bas, mais 400 reste cependant beaucoup plus volubile et dynamique que 392, le « ton français » aujourd’hui adopté comme standard pour la musique autour de 1700.
Nous avons aussi souhaité retrouver les habitudes de jeu de l’Académie Royale de Musique : disposition en arc de cercle avec les basses divisées côté Roi et côté Reine, les altos et les bassons opposés. L’effectif généreux nous a semblé essentiel pour approcher la pâte de son puissante et intense dont Rameau disposait : bois par quatre, paires de musettes, clarinettes, cors et trompettes, 16 violons, 6 « Haute-contres et Tailles » (les altos), 9 violoncelles (et on est encore en deçà des douze de l’époque !), dont trois sont chargés de la basse continue, flanqués de la contrebasse et du seul clavecin -clavecin qui ne jouait que dans les airs et récits, mais nullement durant les « ouverture, chœurs et symphonies ». De quoi changer quelques-unes de nos habitudes d’écoute.
Nous avons (avions) réuni une équipe superlative pour notre enregistrement et le concert du Théâtre des Champs-Elysées, des voix splendides et expertes jusque dans chacun des petits rôles. Nous travaillons dès à présent au report de ce magnifique projet qui a d’ores-et-déjà donné lieu à trois ans de préparation ! Nous restons positifs et enthousiastes !"
Parmi tous les artistes mobilisés pour continuer de faire vivre la musique même en confinement, Alexis Kossenko est particulièrement actif sur les réseaux sociaux : il donne rendez-vous sur son Facebook pour des directs, le prochain dès ce vendredi 27 mars à 21h qui sera également retransmis ci-dessous
Retrouvez notre précédent Requiem pour un spectacle annulé (Le Comte Ory à Monte-Carlo avec Florian Sempey et Cecilia Bartoli) et rendez-vous prochainement pour les suivants (le prochain est Platée de Rameau à Toulouse par Hervé Niquet, Shirley et Dino)