Trilogie à La Monnaie : Don Giovanni, l’homme qui n’aimait pas les femmes
Si les deux premiers épisodes de la série traitaient du trouble identitaire, d’amour et de pouvoir avec Les Noces de Figaro et Cosi Fan Tutte, ici Don Giovanni s’arme de violences toujours plus acerbes. Thriller sexuel, sulfureux et scandaleux, la production embra(s)se la révolution lancée par Le Lab (Clarac et Deloeil) avec sa mise en scène coup de poing, hybride de modernité, sous la direction musicale d'Antonello Manacorda. Une œuvre absolue, choquante et provocante, à l’image d’une société en pleine mutation.
Dans cette composition scénique, le grand cube architectural tourne en pole dance et s’effeuille en striptease, encore et toujours, offrant à voir la folie des humains, leurs vies et leurs vices. Animaux ou être divins, chacun se cherche et tourne autour d’une quête bien personnelle, entre changement de sexe, possession de nouvelle chair fraîche à dissoudre, mariage, simple quête de liberté aussi bien qu'assassinat. Un père est mort suite au viol de sa fille, tous s’agitent pour chercher le meurtrier. Il est vicieux, sans foi ni loi et ressemble ici dangereusement au photographe Terry Richardson : Don Giovanni se fait bête noire, bête sexuelle ou Baphomet, prêt à tout détruire sur son chemin.
Le thème est grave et rappelle cette longue énumération de monstres masculins que l’histoire continue de connaitre, de Barbe-Bleue à Weinstein (condamné le surlendemain de cette première), le pouvoir s'y nourrit de destruction, l'anti-héros est ici placé dans un thriller sexuel sans limite. Bête masculine, addict, vicieux, Don Giovanni devient la personnification d’une actualisation de la violence inouïe des opéras classiques, avec les travers sociaux que donne à voir notre société malade, en pleine phase de transition.
Beaumarchais 2.0
Le réalisme active la catharsis en fascination morbide et voyeuriste. Plutôt que femme abusée, Donna Anna entre dans un jeu masochiste, prétend avoir aimé son viol, ne pleure plus son père et se lance dans une traque sexuelle. Zerlina femme voilée, prête au mariage heureux, cherche désormais par bravade et goût du danger à se faire aimer à la fois d’un Don Giovanni vicieux, et d'un mari dépossédé (Masetto), tandis que Don Ottavio se transforme en voyeuriste passif, adepte du tabou. Les personnages restent ainsi, fondamentalement et musicalement, les mêmes, mais viennent se t(e)inter d’une facette supplémentaire, comme retaillés avec des outils nouveaux. Les personnages s’entremêlent, allures masculines et féminines, asexuées, zones grises, trans, bi, cis. Sur-sexualisant pour briser le tabou sexuel, rêvant d'un monde sans sexes forts ou faibles mais où chacun a sa voix, les chants lyriques subsistent, luttant à armes et âmes égales.
Accordée avec un casting sur mesure, la violence des images scéniques contraste avec la complexe cohérence du propos musical. Les notes perlent et percent, fortes d’une psychologie acerbe, soutenues par une profonde teinte tragique. La musique n’est pas gentille, mais bien tragique comme l’a pensée Mozart, hors de tout contexte de divertissement bourgeois, chaque histoire est une leçon, grave, à la façon des contes im-moraux.
Tel un casting de cinéma, chaque personnage est pensé et vécu par les chanteurs dans son profilage psychologique. Simona Šaturová (Donna Anna) le confirme : sa perception de la musique Mozartienne lui confère une émotivité dans les scènes intimes, et une force dans les moments publics, un raffiné et une élégance qui font d’elle une victime, mais nourrit aussi bien un caractère sensuel obsessionnel. À la mesure de son personnage, la soprano se dessine d’un aigu clair, pur et virginal, sur des graves plus indolents, tragiques et généreux. Véloce dans les moments de colère, l'émotivité est exacerbée, des pleurs aux souffles coupés, jusqu’aux accusations folles d’une rage vocale éclatante.
Plus en retrait par son rôle de mari dépossédé et passif devant les méfaits, Juan Francisco Gatell en Don Ottavio marque une finesse vocale redoutable, très lyrique et sensible. Presque efféminée, la voix se pare d’ornementations expressives, d’un chromatisme très évocateur pour le ténor, très bel-cantiste, l’allure de bourgeois incompris et superflu, pourtant prêt à tout par amour. Car ce sont les plus au fait de leur liberté sexuelle qui en connaissent les limites, le couple Don Ottavio-Donna Anna marque un tournant dans une possible nouvelle image du couple libertins et passionnés façon 2020.
Tout aussi sensible, Donna Elvira grande éprise de l’absent Don Giovanni, souffre le martyre et la descente aux enfers amoureux. Au service total d’une très grande amplitude, Lenneke Ruiten sonne dans l'émotion, juste et toujours aussi moderne. Même cris de survie mentale, les aigus limpides et nerveux ne sont jamais poussés, conservant l'empathie.
Zerlina, plus innocente et d’un riche soprano trouve en Sophia Burgos une interprète sensible et tempérée. La ligne posée, centrée et profonde se dessine avec une maîtrise et une amplitude tragique indolente. Promise à Masetto, elle s’entiche des appâts de Don Giovanni et tente de récupérer les erreurs qu’elle a commises, victime et traîtresse à son tour. Le rôle complet s’en voit changé au fil de la pièce, plus sombre et distant encore, prête à tout par amour, la voix s’enfonce de graves.
Remplaçant Robert Gleadow peu avant le début de la trilogie, Alessio Arduini marque Leporello par une maîtrise de son rôle et une liberté d’interprétation très jeune et teintée de vécu. Le tatoueur assistant de Don Giovanni, habillé en jeune hipster, s'accorde avec l’attitude très iconoclaste du chanteur pour souligner la perte identitaire du personnage, assistant du diable. La voix puissante, décomplexée et lyrique du baryton vient modeler le rôle en contraste par une grande finesse.
Iurii Samoilov est Masetto, époux trahi marqué par une voix de baryton déchirée et sombre. La colère semble retenue de noblesse, surement d’impuissance de voir l’être aimé perdu. Cette impuissance trop humaine se tisse de râles et vient nourrir la diversité émotive de la distribution. Plus grave encore, la voix du Commandeur bien vite assassiné trouve en Alexander Roslavets une puissance vocale abyssale. Le fantôme revient hanter Don Giovanni, en plein délire, fou d’avoir trop péché, d’une voix effrayante sortie des enfers, figure emblématique de l’opéra.
Enfin, l’amplitude du rôle de Don Giovanni, monstre et bête au jeu sur-réaliste du baryton Björn Bürger est baigné de néons rouges parmi les nymphettes à demi-nue. Dans ce monde factice et plastique, Don Giovanni semble d'autant plus réel. À mi-chemin des séries Z ou X américaines, il bat les corps des femmes, les pince, les pousse et les possède. L’œil fou de l'interprète sème la terreur là où il se pose. La voix directe, franche et très appuyée du baryton lui confère une puissance et un charisme baignés de nervosité mais de détermination. Les arias maîtrisés, puissants, habités de sentiments humains crus rappellent le lien étroit entre l’animal, la bête et l’homme. Ici, c’est suicidé et les yeux crevés qu’il disparaît, erreur humaine effacée. Les femmes sont vengées.
Don Giovanni se place avec une acuité psychologique et sociologique en interprétation actuelle des pratiques humaines, dans leur contexte historique, et surtout libérée. La production sur-politisée, sur-sexualisée se fait produit d’une société, catharsis réaliste.
Rendez-vous à partir du 19 mars pour le streaming de cette trilogie Mozart da Ponte sur cette page via OperaVision