Eugène Onéguine à Limoges peint l'ennui mortifère des années Eltsine en Russie
La mise en scène de cet Eugène Onéguine de Limoges, signée Marie-Eve Signeyrole, transpose l’œuvre à la fin des années 1990, dans une Russie sclérosée, à la veille du bouleversement politique majeur qu’a constitué l’avènement au pouvoir de Vladimir Poutine en remplacement de Boris Eltsine. La famille Larina habite un appartement communautaire de Saint-Pétersbourg, représenté par le scénographe Fabien Teigné sous forme de lignes au sol d’où s’élèvent des encadrements de porte métalliques. La famille sous-loue cet appartement à une multitude d’ouvriers, entassés sans intimité, condamnés à l’ennui. Eugène Onéguine est un riche propriétaire que le changement de régime conduira à la chute.
La réussite de cette proposition tient d’abord à la cohérence du propos qui s’accommode globalement bien de la partition. Elle tient ensuite au travail de fourmis d’une grande précision et d’une impressionnante créativité, effectué dans la direction d’acteurs. Les locataires sont ainsi composés du chœur de l’Opéra de Limoges et de trois danseurs (dont les chorégraphies sont réglées par Julie Compans) dont chaque personnage est individualisé et raconte sa propre histoire en arrière-plan, offrant un spectacle d’une grande richesse. Trop grande, peut-être, d’ailleurs : certaines scènes se révèlent frustrantes tant il devient impossible de suivre chacune de ces intrigues tout en maintenant l’attention que la musique de Tchaïkovski requiert. Mais sans doute est-ce un mal pour un bien ! Bien sûr, les rôles principaux bénéficient du même travail, chaque personnage étant fortement individualisé (en particulier les deux sœurs, Olga et Tatiana) et connaissant une habile évolution dramatique au fil de l’histoire.
Scénographie de la production d'Eugène Onéguine par Marie-Eve Signeyrole lors de sa création à Montpellier (© M Ginot)
Eugène Onéguine, campé par David Bizic dont il s'agit de la prise de rôle (et qui enchaîne ainsi les rôles de séducteurs damnés après son Don Giovanni de Rouen et Versailles - voir notre compte-rendu ici), est un riche bourgeois qui bénéficie dans les deux premiers actes de la prestance de l’artiste, avant de se muer en SDF amoureux et désespéré dans le dernier acte. La fêlure affichée alors se révèle pourtant dès le premier acte lorsque, dans un élan masochiste, il repousse Tatiana qu’il aime pourtant déjà. C’est ce même élan qui le pousse, au second acte, à provoquer son ami Lenski, le poussant à un duel de roulette russe qu’aucun d’eux ne souhaite réellement. Bizic réussit à merveille à figurer cette fragilité. Vocalement, le ténébreux baryton use de son timbre élégant et puissamment projeté, affichant d’abord une belle fierté pour finalement se montrer très subtile en amant éconduit.
Anna Kraynikova offre une très belle Tatiana, très candide que ce soit dans sa robe jaune fade ou dans sa tenue de princesse, dessinées par la créatrice des costumes, Yashi. Très convaincante dans le jeu, notamment durant l’air de la lettre, elle prodigue des aigus grisants émis sur un phrasé subtile. Prenant confiance au fil de l’air, elle le termine avec beaucoup de prestance. Suren Maksutov se montre moins à son aise dans le rôle de Lenski. Capable de fulgurances et auteur d’une dernière aria d’une grande finesse et révélant de jolis aigus nuancés, il est à la peine vocalement et rythmiquement dans la scène précédente lorsque durant la fête d’anniversaire de Tatiana la mise en scène exige de lui un jeu plus expansif, très touchant au demeurant. La sœur de Tatiana, Olga, est interprétée par Lena Belkina, dont la voix chaude interpelle dès le quatuor d’introduction, manquant toutefois parfois de puissance dans les graves. Minaudant parfois plus que de raison, elle offre malgré tout une palette de comédienne étendue, oscillant entre le dramatique, le comique et le pathétique, rendant son personnage tout à fait intéressant.
Anna Kraynikova chante Tatiana (© DR)
Les personnages secondaires sont également riches en couleur. A l’applaudimètre, c’est Mischa Schelomianski qui triomphe, et pour cause ! Il se révèle être une vraie basse profonde, comme il en existe peu, au timbre gracieux, y compris dans les notes les plus graves qui gardent une puissance phénoménale. Il faut dire que son interprétation poignante s’appuie également sur une diction parfaite. Svetlana Lifar est une Madame Larina très digne, bien accompagnée par la nourrice Filipievna d’une Olga Tichina au réel talent de comédienne. Loïc Felix est un honnête Triquet à la voix puissante et au phrasé clair mais manquant de liant, dont l'air n'est malheureusement pas vraiment mis en avant par la mise en scène. Enfin, Gregory Smoliy tire parti de ses courtes interventions pour afficher son charisme et sa voix éclatante.
L’Orchestre de Limoges et du Limousin est dirigé par Robert Tuohy et offre quelques moments magiques, comme l’accompagnement de l’air des lettre ou l’interlude précédant le duel à l’acte II. Le chœur est puissant comme il doit être dans le répertoire russe, teinté d’une couleur vocale particulièrement sombre, même pour un Eugène Onéguine. L’acclamation du public lors des saluts de toutes les composantes artistiques (chœurs, solistes, orchestre, équipe créative) dénote la qualité de la production.
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