La Création de Haydn par Philippe Herreweghe au TCE, Tout n’est qu’ordre et clarté
À la fin de sa vie, à Londres, Joseph Haydn découvre les oratorios de Haendel qui lui font forte impression et l’inspirent pour la composition d’une œuvre sacrée en trois parties pour grand chœur, orchestre et trois solistes : Die Schöpfung (La Création). À plus de soixante-cinq ans, le compositeur célèbre La Création de l’univers à travers le récit biblique de la Genèse ainsi que des vers du Paradis perdu de John Milton, en délivrant une œuvre empreinte d’une fraîcheur d’inspiration quasi juvénile. La Création chante l’univers avant qu’il ne soit touché par la Faute. Dans les deux premières parties, les archanges Gabriel (soprano), Uriel (ténor) et Raphaël (basse) racontent la première semaine de la création du monde où tout est bonheur. La troisième partie donne voix à Adam et Ève, heureux dans l’harmonie du jardin d’Eden. Haydn fait preuve d’une grande originalité en mêlant aux conventions de l’oratorio des éléments pittoresques.
Les voix des trois solistes perpétuent la recherche d’équilibre de par leur homogénéité et s’harmonisent au son d’ensemble. La voix de Mari Eriksmoen possède la clarté et la légèreté seyant aux rôles de l’archange Gabriel et d’Eve. Elle chante la création des plantes ("Nun beut die Flur") avec raffinement et évoque le vol gracieux des oiseaux ("Auf starkem Fittiche schwinget sich der Adler stolz") à l’aide de vocalises agiles planant délicatement sur les hauteurs de sa tessiture. Une diction précise et un timbre bien défini lui assurent une présence constante (en duo ou en trio). Ses ornements de contentement émergent, rayonnants, dans le final réjouissant.
Le ténor Patrick Grahl possède un point commun avec Philippe Herreweghe : l’oeuvre de Jean-Sébastien Bach constitue le cœur de leur répertoire. Il incarne l’archange Uriel et annonce la création de la lumière par sa voix délicate et souple ("Nun schwanden vor dem heiligen Strahle"). Dans l’air "Mit Würd und Hoheit angetan" (Fait de dignité et de noblesse) la clarté de son timbre, sa voix finement vibrée et son phrasé délié affirment un fameux mozartien, ou plutôt ce soir un fameux "haydnien".
Florian Boesch, Raphaël, captive dans les récits par l’autorité de sa voix résonnante ainsi que par son art de conteur, colorant infiniment les mots, avec malice. Les éclairs et le tonnerre sont rendus à pleine voix, qu’il module dans la suavité pour évoquer la neige. Il s’amuse à lister les animaux, lion, tigre, cheval et les « Inzzzzzekten » (les insectes). La voix est au service de l’expression et il n’hésite pas à faire entendre du souffle lorsqu’il s’émerveille de la splendeur de La Création. Sa voix s’harmonise à celle de la soprano, cependant l’agilité d’Adam apparaît moins fluide que celle de sa moitié.
Le chœur du Collegium Vocale Gent magnifie les magistrales pages chorales de l’œuvre dans une clarté d’émission (voix sans grand vibrato), rendant le texte allemand parfaitement compréhensible. Aux grands ensembles louant le Seigneur Créateur succèdent des détails descriptifs, tels que le rugissement d’un lion, la reptation d’un lombric ou le galop d’un cheval. Cette joyeuse naïveté dans un contexte religieux illustre les propos de Mozart : « Personne ne sait tout faire, badiner et bouleverser, provoquer le rire et la profonde émotion, et tout cela en même temps, comme Joseph Haydn… »
Entre la ferveur admirative et la légèreté narrative, Philippe Herreweghe agit en équilibriste. Il applique dans cette oeuvre du répertoire classique les mêmes exigences de style et de couleurs (sur instruments d’époque) que dans la musique plus ancienne, rendant le discours limpide et extrêmement varié. Sans démonstration théâtrale, courbé sur son pupitre, il semble néanmoins prendre beaucoup de plaisir à diriger cette musique, à indiquer les grands coups d’archets dans le prélude (présentation du Chaos), à participer aux côtés de la basse à la description de la faune et de la flore ainsi qu’à faire sonner les grands ensembles étincelants (il ne résiste pas à quelques pas de danse à la fin de la première partie). Il peut compter sur la réactivité de l’Orchestre des Champs-Élysées (ensemble qu’il a créé afin d’interpréter un répertoire allant de Haydn à Debussy sur instruments d’époque) ainsi que sur les nombreuses qualités du Collegium Vocale Gent, créé à l’initiative du chef et qui fête cette année 50 ans d’existence.
L’accueil enthousiaste du public du Théâtre des Champs-Élysées fait un lointain écho à celui que reçut l’oeuvre : « Jamais une oeuvre d’art musicale n’a causé une telle sensation et n’a trouvé de public aussi large que La Création de Joseph Haydn » (proclamation de la maison d’édition de Breitkopf & Härtel).