Les Bains macabres, CluedOpéra en création mondiale (de Compiègne vers l'Athénée)
Prouvant que la musique contemporaine peut être à la fois délectable, passionnante, intrigante, onirique et haletante, ludique, pleine de suspens, de nobles références passées tout en regardant vers l'avenir, Guillaume Connesson signe une nouvelle partition (son premier opéra) invoquant les musiques de Satie, Debussy, Hollywood, le music-hall. Les invoquant comme la mise en scène de Florent Siaud invoque et fait revivre des fantômes : les curistes assassinés dans cette bien-nommée station des "Bains Terminus".
Une manière bien pratique est en effet trouvée pour résoudre l'enquête criminelle : une baignoire servant à passer du monde des morts à celui des vivants, les inspecteurs convoquent les victimes pour dénoncer leur meurtrier (mystère digne d'un jeu de Cluedo que le public peut tenter de deviner au fil de la soirée par des indices perspicaces : une fois n'est pas coutume, nous vous recommandons de ne pas consulter notre page avec les photos du spectacle, afin de préserver la surprise).
Sur le niveau inférieur du plateau sont installées les baignoires emplies de mousse dans lesquelles se prélassent curistes en maillots et bonnets de bains (scénographie et costumes sont griffés Philippe Miesch). Au-dessus, des panneaux opaques coulissent pour dévoiler tour-à-tour la salle de gymnastique douce/aquagym, la chambre de la jeune employée, le commissariat. Un troisième niveau apparaît même, au-dessus, dévoilé par un rideau qui se lève encore davantage sur cette impressionnante scénographie : le niveau des fantômes-zombies, les victimes des Bains Terminus qui reviennent sur terre en se noyant à nouveau dans la baignoire. Ils sont incarnés par l'Ensemble vocal Les Éléments, chœur de spectres et zombies, morts très vivants vocalement, animés et précis, aussi bien que chorale de sylphides et de sirènes, en bord de mer.
La musique, l'intrigue et la scénographie (panneaux coulissants sur des révélations terribles et sur lesquels sont projetés des génériques de 7ème art) sont au diapason et synchronisés pour donner l'effet d'un film à la Hitchcock, avec des scènes vertigineuses (comme Vertigo qui est d'ailleurs inspiré d'un roman intitulé D'Entre les morts), un humour macabre à mourir de rire (rappelant Mais qui a tué Harry ?) puis un emballement digne de La Mort aux trousses et même d'un Western Tarantino.
Les musiciens de l'Orchestre Les Frivolités Parisiennes dans la fosse-piscine dirigée par la perche-baguette experte du maître-nageur Arie van Beek, rendent la modernité et l'unité de cette infinité de styles, comme si la partition était régulièrement jouée, au répertoire. Tous les pupitres sont précis, investis, riches et loquaces. La partition déploie ainsi ses phrases musicales aussi intéressantes et appréciables que celles du livret (signé Olivier Bleys) avec paroles poétiques, images savoureuses, suspens, situations cocasses.
Cette œuvre ose les formes historiques de l'opéra, jusqu'au duo d'amour, certes modernisé : une webcam permet à Célia Verdier (l'employée des bains) et son amoureux trépassé Mathéo de communiquer par-delà la mort. La soprano Sandrine Buendia a la voix cotonneuse et voilée, comme pour se rapprocher un peu du royaume des ombres où gît son amoureux timide (sublime mélodie post-Poulenc : "C'est un homme secret/ Une âme délicate/ Le soleil l'effarouche/ La lune l'éblouit"), mais son crescendo passionné perce le voile par un aigu clair, rapide et agile, appuyé sur un grave assis, vibrant. Le baryton Romain Dayez garde une voix distante en spectre mais retrouve son incarnation et ses couleurs lorsque le personnage est ramené parmi les vivants. Sa ligne prend alors des élans Debussystes (l'une de ses phrases, entre autres exemples, est une limpide imitation de Pelléas lorsque celui-ci chante "On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps !"), comme il suit les montées orchestrales en s'appuyant sur la fosse.
Complétant le classique trio des opéras (soprano-baryton-ténor, quoique celui-ci soit ici le méchant), Fabien Hyon interprète Nestor Gobineau, Directeur des bains ne pensant qu'au profit de son établissement et à abuser des faveurs de son employée. Le ténor déploie l'abattage du personnage, autoritaire et vicieux, grâce à une voix ample et large, accentuée mais peu intelligible. Il fatigue progressivement dans cette partie très exigeante, l'aigu tendu souffrant notablement.
Les deux employés de la Police des bains mènent l'enquête en duo comique. Prosper Lampon (incarné par Geoffroy Buffière) a un cheveu -ou plutôt une touffe- sur la langue, ajoutant à l'effet farcesque ce qu'il ôte à l'articulation. Miranda Joule (Anna Destraël) manque de volume et de projection mais elle suit toutes les cadences rythmiques avec intensité et entrain. Le Député Aristide, le plus célèbre parmi les victimes de la thalassothérapie, assied en effet une voix d'outre-tombe (celle de Nicolas Certenais), grave, large, un grondement lyrique sombre mais articulé (peinant cependant à suivre les mouvements rapides). Même les interprètes seulement crédités comme "curistes" contribuent à la richesse du plateau vocal soliste : Jérémie Brocard (basse ample et sonore), Benjamin Mayenobe (baryton acidulé et sifflant, narquois en diable), Benoit-Joseph Meier (ténor énergique très investi).
Le public fait un triomphe à cette œuvre qui transforme la mort (des thermalistes mais aussi la mort si longtemps prophétisée du genre lyrique) en un opéra-comique : dans le sens formel du terme puisque l'œuvre enchaîne passages parlés et chantés, dans le sens amusant surtout, à mourir de rire et de plaisir.