Le Martyre enflammé par Gergiev à la Philharmonie de Paris
Si les deux œuvres au programme furent destinées à une production chorégraphique, et malgré leur lien avec les Ballets Russes et Michel Fokine, difficile pourtant de trouver plus grand contraste entre elles et donc les deux parties de ce concert. D’un côté le hiératisme statique du Martyre avec une musique écrite pour accompagner une action scénique sur un texte à connotation religieuse de Gabriele D’Annunzio, de l’autre la fantaisie animée d’un Oiseau de feu, ballet librement adapté d’un conte populaire. D’un côté, l’écriture du compositeur français presque au terme de sa vie et dont le matériau s’est épuré par retranchements successifs, de l’autre le foisonnement sonore du musicien russe qui préfigure par sa richesse les chefs-d’œuvre à venir, notamment Le Sacre du Printemps.
Le dispositif instrumental et scénique du Martyre de Saint-Sébastien impressionne : l’Orchestre de Paris avec le grand chœur placé derrière lui, à quoi il faut ajouter la place un peu surprenante des deux voix solistes féminines, l’une -Julie Fuchs- dans l’orchestre, près des trois harpes, l’autre -Sandrine Piau- en hauteur, placée derrière le chœur.
Les deux rappellent leur connaissance intime et approfondie de la mélodie, de la prosodie, de la langue française et combien, si Le Martyre de Saint-Sébastien est une œuvre unique dans le catalogue de Claude Debussy, il convoque la même prose poétique que dans ses mélodies et son opéra. Les deux chanteuses la rendent en outre avec une douce illumination vocale et de caractère, dans l'intimité du sentiment religieux. Intimité de caractère et de finesse vocale mais avec une commune assurance dans la projection fine et sonore. Julie Fuchs y sculpte ses lignes sûres qui semblent prêtes à basculer dans le drame mais avec une couleur vocale de rédemptrice, Sandrine Piau orne le tout par des résonances tirant vers le baroque (donnant même une couleur de mystères médiévaux pleinement seyante). Les deux voix solistes, dans une juste dualité, apportent le drame retenu de l'opus. Julie Fuchs grâce à une irrésistible présence affective et charnelle dans la voix et le phrasé, Sandrine Piau par la conviction d’un chant spirituel qui plane religieusement sur la salle de concerts.
Le Chœur de l’Orchestre de Paris fondé en 1976 par Arthur Oldham, qui travaille désormais sous la direction de Lionel Sow, est dirigé par le chef russe Valery Gergiev. Il intensifie et allège à la fois sa palette de nuances et de couleurs, rendant les textures tendres et mystérieuses de l’œuvre de Debussy, dans une fusion remarquée avec l’ensemble orchestral. Valery Gergiev anime notamment les pianissimi les plus doux, leur donnant une consistance rare et particulièrement bienvenue dans cette musique.
La seconde partie de la soirée offre un total contraste, avec une exécution brillante et une différenciation virtuose dans la palette sonore, les nuances entre le pianissimo évanescent (mais toujours animé) et le fortissimo emballé, différenciation entre les mélanges magiques de timbres et les complexes rythmes contrastés, différenciation aussi et surtout entre la multitude de caractères par lesquels passe la musique. Aucune indifférence du public qui acclame, enflammé, toutes ces différenciations.