Poil de Carotte, création douce-amère à Montpellier
Si les syndicats avaient usé du bâton à Lyon en annulant une représentation du Roi Carotte d’Offenbach, c’est un Poil de carotte qu’ils manient à Montpellier, se contentant d’un communiqué (accueilli par quelques noms d’oiseaux fusant du public). La création de l’œuvre de Reinhardt Wagner, adaptée de l’œuvre de Jules Renard, peut avoir lieu. Les scénettes choisies et mixées dépeignent un enfant plus sage et une mère plus humaine que le recueil originel. Si les textes parlés, inscrits dans le programme de salle, reprennent mot pour mot le texte de Renard, des textes additionnels (signés Frank Thomas) servent aux chansons, tranchant par une certaine naïveté enfantine avec le style chirurgical du romancier. La prosodie manque quant à elle parfois de fluidité.
La partition mélange les styles, influences et références, de la musique populaire à la variété (Piaf ou Bénabar semblent parfois convoqués), de la comédie musicale à la musique de film (Reinhardt Wagner a notamment composé la musique de Faubourg 36 de Barratier), de l’opérette à l’opéra (notamment Britten et son Songe d’une nuit d’été ou Poulenc et ses Dialogues des Carmélites). Victor Jacob dirige l’Orchestre national Montpellier Occitanie d’un geste souple et gracieux, bien suivi par des musiciens précis. Chaque univers est bien posé, chaque style bien défini, les musiciens s’affairant d’un instrument à l’autre. Les cordes s’élancent en vagues sombres ou inquiètent par leurs pizzicati, tandis que les cuivres et percussions marchent en fanfare. Les chœurs Opera Junior apportent leur fraîcheur et leurs timbres juvéniles, attachants malgré quelques défauts de justesse.
À la mise en scène, Zabou Breitman adopte un style fantaisiste et poétique (dans l’esprit de celui de Laurent Pelly) : dans un décor sombre rappelant l’univers du conte, la famille Lepic est dépeinte comme la famille Adams (chacun étant tout de noir vêtu, affichant sa cruauté jusque dans sa démarche). Seul Poil de carotte, avec sa tignasse orange rappelant des personnages de dessins animés, apporte de la couleur. D’autant qu’il est entouré d’un chœur de clones, exprimant ses pensées et démultipliant ses bêtises autant que ses corvées. Les effets théâtraux sont variés, de l’utilisation de marionnettes pour un rappel du théâtre de Guignol lors de la confrontation avec la taupe, au féerique voyage amoureux pour lequel Poil de carotte et Mathilde s’envolent et dansent dans les airs.
La partition ne recèle que de peu de passages lyriques, ce qui tombe bien car la distribution est en partie composée de comédiens. Les voix, sonorisées, n’étant que peu projetées, manquent d’appui et donc de stabilité. Amélie Tatti campe le rôle-titre avec aplomb et gouaille. Sa voix s’adapte à la musique, du cabaret au parlé-chanté, de la variété à des élans lyriques, dévoilant timidement un vibrato doux-dense et un timbre moelleux. Cécile Madelin en Mathilde affiche un timbre fruité à la projection bien assise (bien qu’elle soit suspendue dans les airs). Sylvia Bergé est une Mère méchante bien que fragile. Elle puise sa voix âpre au fond de sa gorge, peinant à établir une ligne, ce qui ne la rend que plus humaine. Bernard Alane se montre touchant en Père désemparé, bienveillant mais trop taiseux et lâche pour protéger son fils. Taiseux, il l’est aussi dans le chant, à peine audible malgré l’amplification. Le frère, Félix, trouve en Yoann Le Lan un interprète acide mais au timbre brillant. Chantal Neuwirth émeut en Honorine (qui, à 67 ans, se veut encore apte au travail, scène très ironique dans le contexte actuel). Enfin, Charlotte Bonnet est une parfaite peste d’Ernestine tandis que Dorine Cochenet est une Agathe espiègle.
Malgré les réactions hostiles du début de soirée, le public, rendu aimable par ce Poil de carotte, accueille chaleureusement l’ensemble des protagonistes (compositeur, équipe créative et direction musicale comprise), qui en ont les joues roses de plaisir.