Viva La Libertà, Mozart, Raphaël Pichon et Pygmalion !
« Viva la Libertà! »
chante Mozart dans la période cruciale de sa vie (entre 1782 et 1786) où il
s’affranchit de ses tutelles, celle de son père et celle du prince-archevêque
de Salzbourg. Il effectue alors un travail de recherches et d’essais qui
débouchera bientôt sur les chefs-d’œuvre de la « trilogie Da Ponte » (librettiste avec lequel il signe Don Giovanni, Les Noces de Figaro et Così fan tutte). Le projet de Raphaël Pichon est de mettre en lumière les pages
inconnues ayant accompagné cette période de composition, pages délaissées ou à l’état d’esquisses, et de les agencer par thématiques
afin de créer une cohérence dramatique. Pour faire revivre ces fragments
musicaux, il s’est entouré de deux musicologues, Vincent Manac’h et Pierre-Henri
Dutron, qui ont arrangé, harmonisé ou réécrit certaines
pages. S’adjoignent à ce programme des extraits d’œuvres de compositeurs en
vogue à cette époque à Vienne (Paisiello, Salieri et Martin y Soler) ainsi que
des ensembles vocaux de chambre, des canons ou des nocturnes du maître.
Quelques récitatifs tirés des opéras de la « trilogie da Ponte » sont
insérés entre les airs et une nouvelle trilogie imaginaire prend ainsi forme.
La première partie s’intitule « La folle journée » en référence au sous-titre des Noces de Figaro, la deuxième « L’école des
amants » en référence à celui de Cosi fan tutte, et
la troisième « Le débauché puni » pour celui de Don Giovanni.
La conception scénique, confiée à la basse de la troupe, Nahuel di Pierro, insuffle sa vitalité et met à mal les conventions du concert « pour laisser place à l’esprit mozartien, celui de l’irrévérence, de l’émotion et de l’allégresse ! » C’est en discutant, en finissant de se coiffer, d’ajuster leur cravate ou même en faisant des selfies que les artistes prennent place sur scène. Une cravate rouge fait office de fil conducteur, d’attribut du futur marié Figaro, elle devient foulard bandant les yeux de Fiordiligi. Elle peut aussi se transformer en une corde permettant à Don Giovanni d’étrangler le Commandeur. L’espace scénique est élargi et la soprano Mari Eriksmoen reçoit la sérénade "Saper bramate" du premier balcon, d’où elle riposte avec "Alma Grande e nobil core". Chaque final est interprété face au public derrière des pupitres amenés promptement et, pour marquer la fin du spectacle, les chanteurs se libèrent de la partition en faisant voler ses feuillets.
Raphaël Pichon s’appuie sur une troupe de solistes rompus au style mozartien, chacun incarnant des personnages selon leurs caractéristiques vocales. Ils marient leur voix dans des ensembles cohérents et communiquent joyeusement leur plaisir du jeu. La présence de Nahuel di Pierro électrise le plateau, tant son jeu est habité dans le comique comme dans le tragique. Sa voix demeure au service de l’expression, en s’appuyant fortement sur le texte lorsqu’il se révolte face à la moquerie ("Ah, che ridere"). Il peut faire sourire à l’évocation de l’infidélité des femmes en exagérant la tenue des notes graves, c’est néanmoins avec difficulté qu’il timbre l’extrémité de sa tessiture dans "Aspri rimorsi atroci", la noirceur de l’air devant davantage à son investissement théâtral.
De son timbre précis et clair la soprano Mari Eriksmoen proclame fermement sa respectabilité. Avec une grande sensibilité et un phrasé très souple, elle interprète "Ah non lasciarmi, no", sa voix se corsant à l’évocation du départ de son amoureux et achevant l’air sur un aigu aux belles résonances. Dans "Ridente la calma", la volupté de son chant s’accroît en même temps que les caresses de la basse.
La soprano Siobhan Stagg est très touchante dans "Bella mia fiamma, addio…Resta, o cara" aussi bien dans l’affliction du récitatif lorsqu’elle implore son bien-aimé de ne pas la quitter, que dans l’intensité dramatique de sa révolte. Elle en appelle à la vengeance en vocalises assurées, gardant l’intensité sur tous ses registres et dans les grands intervalles de la partition, avant d'achever l’air par un suraigu franc et projeté. Son timbre particulier, parfois métallique, peut manquer d’une certaine homogénéité, cependant elle marie sa voix à celle du ténor Linard Vrielink dans les vocalises amoureuses de "Spiegarti non pass’io". Ce dernier entonne la sérénade de Paisiello, "Saper bramate" avec humour, l’achevant debout sur une chaise en testant ses capacités d’équilibriste. Si l’aigu montre quelques raideurs, il évoque cependant le désir amoureux de son timbre rond, d’un phrasé habité et soutenu.
Adèle Charvet, mezzo-soprano, arpente l’arrière scène en chantant "Chi sà, qual sia" d’une voix ronde aux aigus affirmés. Elle varie l’intensité de son chant jusqu’à faire entendre une certaine fragilité ("Tu che mi parli ancor"), et cependant assure l’intensité de son registre de poitrine ("Che dubitar mi fa"). Le timbre clair et brillant du baryton John Chest lui assure le ton ironique de "Dove mai trovar qual ciglio". Si certaines notes graves perdent parfois le timbre, il ose cependant des nuances extrêmes (pianissimi) rendant toute la sensibilité de son interprétation.
L’Ensemble Pygmalion fait également entendre ses lignes dans une grande cohésion sonore, mêlant phrasés chantants et accentuations vivifiantes. Raphaël Pichon, bien que dans une position inconfortable (il tourne le dos aux chanteurs), demeure attentif à l’ensemble, rattrapant rapidement les légers décalages avec des artistes pris dans le jeu théâtral. En attendant une version Pichon de la véritable trilogie mozartienne, le public acclame cette invention réjouissante.