À Nancy, la Libertà! chérie de Mozart
Ils sont déjà sur scène avant le début du concert. L’Ensemble Pygmalion discute et s’accorde, Raphaël Pichon et la basse Nahuel di Pierro devisent, assis jambes pendantes sur le devant de la scène, pendant que les sopranos, Sooyeon Lee et Siobhan Stagg, discutent avec la mezzo-soprano Adèle Charvet, le baryton John Chest et le ténor Linard Vrielink. Tout le monde s’agite, court dans tous les sens pendant que le public s’installe, et tout à coup, sans que l’obscurité ne se fasse, Sooyeon Lee entame les premières mesures du canon Caro bell’idol mio.
Faisant fi des conventions, l’ensemble du concert s’articule autour d’une mise en scène alternant vivacité et recueillement, humour et tension (ainsi entre autres la gifle mémorable donnée par Siobhan Stagg à Linard Vrielink, les acrobaties de ce dernier, debout sur une chaise en Lindor du Barbier de Séville de Paisiello, espérant capter l’attention de Sooyeon Lee, dos tourné dans les hauteurs du balcon), mais aussi italien et allemand. La première partie est dédiée à Mozart et ses contemporains, Vicente Martín y Soler, Giovanni Paisiello et bien sûr Antonio Salieri. La deuxième partie, consacrée exclusivement au génie salzbourgeois, permet d’entendre de rares pépites comme des extraits de L’oca del Cairo, (L’Oie du Caire) dont Mozart abandonna la composition, estimant la résolution finale abracadabrante, l’oie figurant une copie du cheval de Troie.
Le jeu de scène du plateau vocal est très convaincu, chacun s’adaptant avec souplesse, rapidité et efficacité, au rôle bref qu’il ou elle incarne dans la succession d’airs, caractérisant d’un regard ou d’un geste son personnage. Ce ne sont d’ailleurs pas des personnages à part entière car, balayant à nouveau les conventions, le livret donné au public figure non pas les noms des personnages, mais les prénoms des solistes !
Sooyeon Lee, aux aigus perlés à sa première intervention, prouve que son coffre porte du balcon de la salle Poirel. Elle est aussi distincte dans les plus infimes pianissimi. Les passages des aigus aux graves se font avec agilité, et si la diction a encore besoin d’être travaillée, les envolées vers les aigus sont sûres et cristallines. Siobhan Stagg, outre sa panoplie de regards inquisiteurs, méprisants ou enjôleurs, possède un timbre d’une rondeur exquise, qu’elle orne d’un vibrato très stable sur les mediums. Face à Sooyeon Lee et Adèle Charvet, les deux ‘bizarre ragazze’ du récitatif éponyme de Così fan tutte, elle reprend le ‘E per questo ?’ (Et pourquoi cette question ?) de la soprano en le pinçant volontairement d’un timbre nasillard qui enrichit la moquerie du personnage. Sur Bella mia fiamma, addio et Resta o cara, les aigus prennent une couleur à la fois solennelle et veloutée. Adèle Charvet déploie des envolées fines et aériennes sur ses aigus, qu’elle suspend tant la tenue est assurée et longue. Elle descend vers les graves, stables, profonds, avec une facilité déconcertante, et leur assure aussi une tenue remarquable.
Les aigus de Linard Vrielink se font onctueux, mais ses graves, pour sa tessiture, résonnent à merveille sur le contrepoint du canon Nascoso è il mio sol (Mon soleil est caché). La diction est toujours parfaitement claire, tout comme celle de John Chest. Le baryton ponctue son articulation minutieuse, en italien comme en allemand, de graves solennels et sûrs, dont les consonnes fricatives sont particulièrement audibles. Le vibrato, même dans les piani, se déploie avec aisance.
Nahuel di Pierro, enfin, conquiert l’admiration du public, dans des aigus stables pour une tessiture de basse, et bien évidemment dans des graves martiaux, glaçants à l’envi, auxquels il sait aussi attribuer une touche comique en les prolongeant exagérément comme dans Ogni momento dicon le donne (Les femmes disent sans cesse). La tenue est optimale, tout comme la diction. Le dernier air, Ne pulvis et cinis (Toi qui es cendre et poussière), comme un lointain rappel du célèbre Lacrimosa du Requiem, achève de convaincre le public des qualités de jeu, vocal comme scénique, de la basse sur son air, puis de l’ensemble du plateau vocal pour la partie chorale finale.
En retrait derrière les chanteurs, Raphaël Pichon choisit une gestique fougueuse ou retenue en accord avec la couleur de chaque air. La précision des instrumentistes de l’Ensemble Pygmalion se fait légère, caressante et tendre, alors que l’énergie des cordes, dans l’exécution des agilités et accents, éclate sur Der Schauspieldirektor. Le basson, sur les premières mesures de Da schlägt des Abschiedsstunde (L’heure des adieux a sonné), met en exergue la mélancolie du livret.
La mise en scène séduisante, libérée des conventions, la performance des instrumentistes et des chanteurs déclenchent applaudissements nourris et bravi du public.