Le Roi Carotte trône sur le plateau des Fêtes à l'Opéra de Lyon
La mise en scène de cette histoire fantasque où une carotte géante devient roi est un enchantement constant. Elle y parvient "simplement" en mettant sur scène le contenu du livret : Le Roi Carotte (homme-carotte aussi drôle qu'inquiétant de "réalisme"), avec ses soldats radis roses, ses suivants betteraves et radis noir, le peuple de fourmis qui fourmillent littéralement sur scène. Évidemment pour donner une apparence immédiatement évidente et amusante à tous ces costumes, transformant le plateau en un livre de conte vivant, il faut tout le génie de Laurent Pelly à la mise en scène et aux costumes, Chantal Thomas aux décors et Joël Adam aux lumières, dans toute la richesse des textures, matériaux et couleurs, jusqu'aux traces de terre au bout des légumes.
Par opposition, la scénographie est sobre, quoique tout aussi ingénieuse. Dans le plateau aux murs noirs et nus, les éléments de décors ne sont pas entièrement changés à chaque tableau mais sont tournés, se recouvrent ou se découvrent les uns les autres : plateaux roulants amenant chopes de bière et rayonnages sur roulettes formant bibliothèques pour figurer l'ambiance étudiante, devant lesquels descendent des cintres les tableaux avec des portraits de souverains pour représenter le palais. Les visages royaux sont remplacés par des planches illustrées de botanistes (le potager a remplacé les têtes couronnées) quand les légumes prennent le pouvoir, puis ce sont des dessins entomologiques qui accompagnent le défilé des fourmis et des abeilles.
La sobriété de la scénographie contraste avec la richesse des costumes, elle vire même volontairement dans le minimalisme et le refus d'obstacle, ce qui permet aussi de rappeler que cette oeuvre est à l'origine une ironie impossible à mettre en scène (le triomphe de l'opus ne l'empêcha pas de bientôt disparaître des théâtres, refroidis pas les coûts de production), avec tous ses changements de lieux et d'actions. Notamment pour le voyage magique dans le temps et les lieux, vers la Pompéi antique, les personnages brandissent ici simplement une lampe torche et descendent dans une trappe enfumée. La cité est représentée par les rayonnages tournés en guise de colonnades et un panneau invitant à une Visite Guidée, en anglais. L'éruption du Vésuve est digne d'une démonstration d'élève en cours de SVT.
L'œuvre est évidemment une adaptation par rapport à son édition originale de 1872 : opéra-bouffe-féerie en quatre actes d'une durée de 6 heures, qui fut réduite l'année même à 3 actes et une durée plus mesurée. Cette version a été réadaptée pour cette production 2015 par la complice de Laurent Pelly, Agathe Mélinand qui modernise les textes parlés en ajoutant des expressions et termes contemporains (y compris du registre ordurier, que la mise en scène reprend en quelques postures obscènes -entre étudiants et hommes en toges- pour rappeler que cette histoire n'est pas que pour les enfants). Comme la plupart des opus apparemment légers et innocents d'Offenbach, la satire n'en est que plus aigre, dénonçant la médiocrité des dirigeants politiques (ici particulièrement Napoléon III un an après sa déroute face à la Prusse), dirigeants et têtes couronnées qui peuvent aussi bien être remplacés par une carotte (ou un chien dans un autre opus).
Le Roi Carotte est incarné par Christophe Mortagne qui cumule les plus prestigieuses formations en chant et en théâtre (Conservatoire National et Comédie Française). Il mêle ainsi pleinement le jeu et le chant, le parlé comique et le vocalisme ludique (jusqu'à faire dérailler sciemment ses vocalises). Ce monstre plein de terre, assez sombre mais finalement attachant, amuse par contraste avec une voix fluette, clairette, pincée d'un léger accent populaire. Cette carotte comme tout le potager et même ce conte est animé grâce à la sorcière Coloquinte (nom renvoyant aux cucurbitacées). Lydie Pruvot y déploie elle aussi des qualités de parlé qui empruntent à un métier, une assise, une projection de chanteuse mezzo.
Yann Beuron reprend son rôle de Fridolin XXIV, Prince héréditaire du Royaume de Krokodyne qui souhaite épouser la riche héritière Cunégonde car il a ruiné son Royaume (dans les caisses, il n'y a plus un radis, les carottes sont cuites, alors ce sont ces légumes qui reprennent les commandes). L'interprète démontre sa connaissance de ce rôle rare, par l'aisance d'un parlé naturel comme le jeu. Le grave du ténor est sonore et bien assis, mais le médium s'engorge et l'aigu serre lorsqu'il n'est pas couvert.
Chloé Briot offre à nouveau une voix fraîche et perlée comme le nom de son personnage : Rosée du soir. Prisonnière qui s'échappe de l'immense panier à salade (qui est un fourgon carcéral en argot, l'une des innombrables allusions et jeux de mots scéniques). Elle parcourt l'histoire et le plateau en gamin-chipie et elle finit par épouser le Prince, moment où ses aigus (un peu serrés auparavant) se libèrent vraiment.
Le Prince et la Rosée partent à l'aventure pour récupérer le royaume et renverser Le Roi Carotte, aidés par Robin-Luron (génie qui a délivré Rosée du soir, et qui déploie ici la voix de Julie Boulianne, tonique et maligne comme son caractère piquant), Truck (Christophe Gay, dans le rôle de ce nécromancien à la voix sombre et inquiétante), ainsi que Pipertrunck (Boris Grappe qui était Truck dans la création de la production et reprend désormais Pipertrunck à Jean-Sébastien Bou, avec un coffre et des accents appuyés dignes de ce chef de la police).
En Cunégonde, Catherine Trottmann (qui succède dans ce rôle à Antoinette Dennefeld), offre une voix très ronde, chaude et suave, large de timbre mais cotonneuse, peu projetée et gardée par-devers ses résonateurs donc peu audible. A fortiori comparé à son engagement scénique, ses grands gestes et mouvements scéniques seyant à l'exubérance de l'histoire et du plateau.
Le travail dans la direction et chorégraphie d'acteurs est aussi bien huilé (comme pour une bonne ratatouille) qu'habituellement dans les productions de Pelly. Les mouvements de tous les personnages et choristes sur scène sont dynamiques et ludiques, à travers le plateau et la soirée (le chef de chœur Roberto Balistreri fera d'ailleurs fort impression en venant saluer, parmi le triomphe unanime, dans une resplendissante cravate couleur carotte).
L'Orchestre de l'Opéra national de Lyon marche à la carotte et au bâton, accompagnant les solistes sur le plateau et suivant la baguette survitaminée du chef d'orchestre Adrien Perruchon. Les cuivres retentissent dans les grands morceaux, les cordes glissent comme un velouté de légumes, la fosse est un chaudron bouillonnant et délicat.
Le Prince et ses acolytes reprennent le pouvoir, comme toujours en politique : en faisant campagne au marché. Ils soulèvent une Révolution parmi les badauds et ménagères, font monter une barricade en cagettes et, sanguinaires, renversent le régime de légumes. Le Roi Carotte se fait carotter, il est jeté dans un moulin à légumes géant et transformé en purée.